Another Brick In The Wall - L'Opéra

Critique | Another Brick in the Wall – L’Opéra : Réinventer le mur

Le grand happening avait lieu samedi soir : la grande première de l’opéra inspiré de l’oeuvre de Roger Waters / Pink Floyd, Another Brick in the Wall – L’Opéra, se tenait à la Place des Arts, en présence de tout le gratin montréalais et de Waters lui-même. Réussie ou pas, cette adaptation de l’opéra-rock à l’art lyrique ? Disons plutôt réussie, dans l’ensemble, bien que la deuxième partie surclassait la première de façon assez notable.


Le spectacle débute avec l’élément narratif le plus novateur de cette adaptation : l’intégration à l’histoire de la genèse du projet The Wall, c’est-à-dire cet infâme incident survenu au Stade Olympique de Montréal, en 1977, lorsqu’un Roger Waters exaspéré a fait monter un fan sur scène en plein concert, avant de lui cracher au visage.

Dans l’opéra, on a décidé de faire de cette mésaventure l’élément déclencheur de l’introspection dramatique qu’est The Wall, comme la dernière brique qui a fait déborder le mur. Sitôt le crachat asséné, notre personnage principal Pink s’écroule au plancher et l’on se lancera ensuite, pour toute la première partie, dans une suite de tableaux revisitant les tourments passés de Pink.

Opera-Another-Brick-in-the-Wall-Montreal-2017-12Le père manquant (très bon Jean-Michel Richer), tué au combat — la scène de guerre donne d’ailleurs les premiers frissons de la soirée sur le plan de la scénographie de Dominic Champagne —, la mère qui surprotège (la soprano France Bellemare), l’épouse infidèle (sulfureuse Caroline Bleau), le professeur bourreau (le ténor Dominic Lorange) et les groupies illustrant les excès exaspérants de la vie de rockstar, se succèdent et empilent les briques sur le mur mental qui se construit dans la psyché de Pink, le protégeant des blessures extérieures tout en l’isolant du monde ambiant.

On a tôt fait de constater que, sans surprise, les airs de Pink Floyd sont généralement méconnaissables une fois passés dans le broyeur opératique du compositeur Julien Bilodeau. Comme il se doit, la force rythmique de l’oeuvre originale disparaît — c’est nécessaire pour passer du rock à l’opéra — mais la réinvention mélodique opère plutôt bien, même si certaines longueurs se font sentir en première moitié du spectacle. Il faut dire que les interprètes sont tous assez solides, les choeurs sont sublimes et l’orchestre, qui manque un peu de volume, assure tout de même la splendeur musicale.

Opera-Another-Brick-in-the-Wall-Montreal-2017-08Certaines mises en scène auraient pu être resserrées, mais la fluidité de la narration est tout de même assez étonnante. Les projections vidéo, elles, fonctionnent mieux lorsqu’on s’en sert comme décor, plutôt que d’illustrer de façon plus tangible les éléments du récit. (On cherche encore comment l’idée des biberons virevoltant dans l’espace a pu passer le couperet…).

 

Deuxième partie plus convaincante

Comme c’est le cas pour l’album, et le film de 1982 réalisé par Alan Parker, la première moitié met la table pour une deuxième partie plus musclée.

Hey You! reprend le flambeau de belle façon, avec une belle juxtaposition de l’homme blessé et de son enfance. La retrouvaille des soldats avec leur famille — ce moment marquant où Pink réalise que son père, lui, ne reviendra pas  — est davantage exploitée ici que dans l’oeuvre originale. La chanson Vera ne fait plus qu’un simple clin d’oeil à la chanteuse des années 1930, Vera Lynn : on lui a carrément accordé un personnage, qui vient chanter le classique We’ll Meet Again au bal des retrouvailles post-guerre, avant le triomphant Bring The Boys Back Home, soutenu avec force par le choeur. De grandes émotions.

S’ensuivra Comfortably Numb, et le délire dictatorial de Pink pour le deuxième volet de In The Flesh, et Run Like Hell. C’est vraiment là où la tension dramatique monte d’un cran, et que l’opéra prend son rythme. Waiting for the Worms nous plonge en plein fascisme et monte en crescendo, incorporant pour l’occasion des références aux formes de torture modernes — style waterboarding et autres cruautés de Guantanamo — jusqu’à la brisure mentale de Stop, juste avant de commettre un acte parricide brutal. (Rappelons que tout ça se déroule dans l’imaginaire de Pink.)

La finale fonctionne à merveille, avec The Trial, très semblable cette fois à l’originale. Il faut dire que la pièce composée par Bob Ezrin comptait déjà sur une instrumentation plus près de la musique classique et sur l’apport d’un choeur de femmes. Les personnages grotesques de cette scène de cour, dont l’intimidant procureur au jugement sans équivoque, sont bien reproduits et le tableau illustre bien la folie dans laquelle sombre notre pauvre Pink.

La démolition du mur, catharsis si chère et si réussie lors des adaptations scéniques de Roger Waters, tombe un peu à plat, toutefois. On n’y voit qu’une projection animée d’un mur en explosion… Un peu décevant, lorsqu’on considère les moyens techniques déployés pour l’ensemble du spectacle.

Outside The Wall est touchante, interprétée a capella par le choeur pour conclure en beauté.

L’équipe québécoise derrière Another Brick in the Wall – L’Opéra s’est permise d’aller là où elle le souhaitait, rappelant très peu le film, et prenant quelques distances avec la musique du disque. Ce qui importe, c’est que les adeptes de l’opéra-rock y retrouveront juste assez d’éléments familiers pour déceler les thèmes, les éléments de critique sociale et la narration de The Wall, tout en s’ouvrant à la forme plus exigeante de l’opéra.

Mais surtout, on joue gros sans trop s’égarer. Ça, en soi, c’est un exploit. En tout, ce sont 8 solistes, 46 choristes, 2 enfants, 20 figurants et 70 musiciens qui prennent part à cette aventure plus grande que nature. Pas moins de 234 costumes ont été créés pour ces deux heures de divertissement. On voit rarement ce genre de déploiement à Montréal, dans un marché aussi restreint. Malgré les quelques bémols (les longueurs en première moitié, quelques choix de projection douteux, l’abus de ralentis et une catharsis un peu dégonflée), on doit se réjouir qu’un projet d’une telle ampleur donne un résultat tout de même convaincant.

À voir à la Salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts jusqu’au 27 mars 2017.

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