Herb Alpert

Voir Herb Alpert à la Place des Arts et Shame aux Foufs le même soir

« Quel est votre plaisir coupable? », demandait quelqu’un dans un groupe Facebook de mélomanes jeudi matin. Et de renchérir : « quel est votre artiste WTF [what the fuck] que vous adorez, mais qui sort totalement de vos habitudes musicales? » Par pur hasard, le soir même, j’allais littéralement vivre la réponse à cette question…

Pour ceux qui l’ignorent, Herb Alpert est un trompettiste qui a longtemps œuvré au sein d’un très populaire groupe latino de musique instrumentale appelé « Tijuana Brass ».

Il a appris à jouer de la trompette à l’âge de 8 ans. Il en a aujourd’hui 88.

C’est à lui que l’on doit des succès improbables comme Lady Fingers, A Taste of Honey, Tijuana Taxi ou encore Spanish Flea, qui rappelera à bien des gens de ma génération le thème musical de l’émission Dollaraclip (avec Louis-José Houde) et plusieurs scènes des Simpsons.

 

Herb Alpert est la définition même d’un plaisir coupable. Ses ritournelles simples et kitsch pourraient être tournées au ridicule, mais le bonheur pur qui émane de ses mélodies enchanteresses apaise bien des mots et défient toute forme de snobbisme.

Essayez, pour voir, de superposer Spanish Flea à une scène vidéo dramatique. Le drame s’effacera en un claquement de doigt, impuissant face à l’air enjôleur d’Alpert et son ensemble de cuivres.

Et je suis loin d’être seul à avoir ce plaisir coupable : Alpert a fait paraître 14 albums certifiés platine, 15 certifiés or, il aurait vendu plus de 70 million de disques dans le monde et a été intronisé au Rock and Roll Hall of Fame. Co-fondateur de la puissante étiquette de disque A&M (avec son partenaire Jerry Moss), il a vendu la compagnie pour pas moins de 500 millions de dollars dans les années 1980, ce qui en fait l’un des rares musiciens quasi-miliardaires aujourd’hui. Pas mal pour un trompettiste kitsch!

Inutile de dire, donc, que lorsqu’un concert de Herb Alpert a été annoncé pour Montréal, puis reporté quelques fois en raison de la pandémie, on craignait que ça ne concrétise jamais. À 88 ans, ça relève du miracle que cette (probable) ultime présence au Québec ait eu lieu. Pas question de rater ça.

Et franchement, on souhaiterait tous avoir l’air de ça à 88 ans : dégourdi, de bonne humeur et plein d’amour, il s’est pointé sur scène comme un rayon de soleil, en compagnie de son « ange », sa conjointe depuis maintenant 50 ans, la splendide Lani Hall.

Bien installé sur scène, il interprétait certains des airs les plus marquants de son répertoire, et plusieurs reprises, tout en prenant bien le temps, entre les chansons, d’inciter le public à poser des questions ou émettre des commentaires. La soirée a donc pris des airs de rencontre intime avec l’artiste. Très chouette.

En sachant un peu à l’avance ce qu’il allait jouer, il était évident qu’on ne voulait pas rater deux moments : l’interprétation d’un medley des meilleurs titres du Tijuana Brass Band avec Rise, Whipped Cream, The Lonely Bull, The Mexican Shuffle, Tijuana Taxi et A Taste of Honey, ainsi qu’un segment où Lani Hall nous a gracié de sa magnifique voix avec des titres tels que The Look of Love, Like a Lover, Never Say Never Again ou encore Mas que nada de son groupe Brasil 66.

Lorsque le trompettiste a ensuite proposé une reprise d’I’m Yours de Jason Mraz, le temps était parfaitement choisi… pour prendre la poudre d’escampette et s’en aller aux Foufs!

 

La fureur de Shame

Il était hors de question de manquer la (probable) ultime chance de voir Herb Alpert en spectacle à Montréal. Mais il était aussi hors de question de manquer le passage du groupe post-punk britannique Shame aux Foufs.

Et puisqu’un trompettiste de 88 ans à la Place des Arts, ça joue tôt, et qu’une troupe de punks britanniques aux Foufs (à cinq minutes de marche), ça joue tard, on pouvait faire les deux.

Alors quand je dis que Herb Alpert est mon plaisir coupable, et qu’il me « sort totalement de mes habitudes musicales », comme le demandait le mélomanes sur le groupe Facebook susmentionné, rien ne pouvait l’illustrer aussi bien qu’un show de Shame aux Foufounes Électriques.  C’était pour ainsi dire le jour et la nuit.

Si on aurait pris quelques décibels de plus à la Place des Arts, les bouchons étaient de mise aux Foufs!

Les jeunes hommes dans la mi-vingtaine sont là pour brasser, même si leur troisième et plus récent album, Food for Worms, est plus posé (mais non moins intéressant).

Non mais quelle chance de pouvoir voir un groupe comme Shame dans l’intimidité moite d’une place comme les Foufs! Ça nous permettait d’être à quelques pieds du chanteur Charlie Steen avec sa bouille de « Patrice Michaud viré psychopathe » et son t-shirt de Sailor Moon (acheté au Chinatown, apparemment) rentré dans ses étranges pantalons en velours côtelé brun montés au-dessus du nombril. Avec son regard de tueur en série et sa gestuelle cartoonesque, on hésite entre avoir peur et avoir envie de faire la fête avec lui.

La musique choisira pour nous. Si on se trouve aux Foufs en ce jeudi soir, c’est parce qu’on a envie de prendre une sauvage claque, et c’est ce qu’on a eu.

Le groupe a survolé sa courte mais très solide discographie en interprétant à parts presque égales des titres de Food for Worms, Drunk Tank Pink et Songs of Praise. Une grille de chansons merveilleusement bien montée pour atteindre l’euphorie, puis redescendre (à peine), et réatteindre une violence félicité, et ainsi de suite pendant une heure et quart.

On serait tentés de croire qu’il existe peu de parallèles entre Herb Alpert et Shame. Et pourtant, tout au long de ma soirée, le message était pas mal le même : la musique détient ce pouvoir de nous faire sentir bien, de se distraire de toutes préoccupations et de vivre le moment présent.

Pour Albert, c’était une douce nostalgie assumée. « J’ai écrit et joué des chansons qui me faisaient du bien, en me disant que ça ferait sans doute du bien à d’autres gens. C’est ça mon approche », répondait-il à un spectateur ayant posé la question.

Pour Shame, c’est dans le rituel défoulatoire de se lancer dans une foule chaotique et suintante pour rebondir à tout vent parmi les corps qui lâchent leur fou, au son d’une musique férocement punk et enivrante.

Plus de soixante ans séparent Herb Alpert de Charlie Steen. Sur le plan stylistique, c’est soixante années lumière. Mais chacun à leur manière, ils charment et font du bien à une foule conquise par le biais de la musique. Ça se vaut autant pour les plaisirs coupables que pour les projets dans l’air du temps.

 

… mais manquer Been Stellar

Le seul problème avec cette extraordinaire soirée double, c’est qu’on a manqué la première partie de Shame : un groupe nommé Been Stellar. Et selon ce qu’on s’est fait dire sur place à notre arrivée, on a vraiment manqué quelque chose…

Formation newyorkaise qualifiée de « shoegaze mélodique » à tendance dream pop, Been Stellar a lancé un excellent EP en août 2022, et on espère bien les revoir à Montréal (en tête d’affiche peut-être) sous peu.

Mais bon. Ils sont encore plus jeunes que les gars de Shame. Alors il faut faire des choix.

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