crédit photo: Pierre Langlois
Arooj Aftab - Vijay Iyer - Shahzad Ismaily

Festival de jazz de Montréal 2023 | Rituel de la lenteur avec Arooj Aftab, Shahzad Ismaily et Viyay Iyer

Shahzad Ismaily, multi-instrumentiste new-yorkais né avec une rare variation génétique qui l’empêche de réguler sa température corporelle, évoquait, dans une entrevue au New York Times parue le 27 juin dernier : « Since I move with the temperatures of the outside world so readily, is it possible that I have an extra sensitivity to the tone of the world around me? » Ce musicien d’exception a discrètement foulé les planches du Monument national, jeudi soir, pour un spectacle en salle du Festival de Jazz de Montréal, en compagnie d’Arooj Aftab au chant et du fabuleux Vijay Iyer. Le trio nous a offert une soirée d’improvisation toute en délicatesse, mariant chant inspiré du ghazal, piano jazz, basse discrète et claviers tantôt méditatifs, tantôt dissonants.

L’ensemble peut paraître disparate, mais la magie opère, et traduit puissamment le ton du monde qu’évoquait cette semaine Shahzad Ismaily en entrevue. Attentifs, penchés sur leurs instruments, le corps déposé dans la pesanteur du monde, leurs volutes, notes répétitives, chants profonds : ces musiciens offrent musique autant qu’un état d’écoute rare.

Love in exile, leur opus paru sur Verve à la fin de l’hiver dernier, laisse découvrir une musique patiente et aérienne. Le synthétiseur planant et évocateur d’Ismaili, le riche piano d’Iyer, la voix d’Aftab qui intervient comme une apparition offrent sept pièces nées au gré des improvisations du trio qui s’est réuni pour la première fois en 2018.

Le spectacle s’ouvre d’une première pièce improvisée : un piano maîtrisé, percussif, étourdissant. La basse d’Ismaily qui habille délicatement, comme un voile léger. La voix d’Aftab qui étire chaque note, aérienne et terrienne. La pièce se termine alors que Ismail gratte les cordes de sa basse, fumée sombre qui se dissipe avant que les applaudissements nourris ne fusent.

Après une salutation d’usage à la salle, les trois musiciens poursuivent avec une seconde pièce, le vibraphone qui égrène des notes comme gouttes de pluie, la basse d’Ismaily plus présente et entrelacée dans la mélodie, Aftab qui s’avance pour chanter puis se retire dans l’ombre. Trois silhouettes indistinctes baignées dans une lumière ténue :  il n’y a pas de vedette sinon la musique. L’humilité au service de la beauté.

Puis les autres pièces, toujours de longs morceaux improvisés, dont certains motifs se retrouvent sur l’album, s’enchaînent. Old friends I’ll see you again chante Aftab en anglais avant de retourner à l’urdu dans un envoûtant leitmotiv soutenu par les deux musiciens au clavier.

Ismaily fait vibrer son Moog posé sur ses genoux, tandis que les superbes éclairages deviennent velours. Le sublime apparaît, sans se presser, sûr de son effet. Une autre pièce piano-basse, plus jazzy et c’est déjà la sortie de scène après un bref salut des trois musiciens, bras dessus bras dessous. Avant d’entamer le rappel d’une seule pièce, Aftab lance à la salle : « Don’t cry too much after this… The human condition is just pain.» Cris empathiques de la salle.

L’ultime pièce nous emporte dans son chaos lumineux avec les glissando veloutés de la voix d’Aftab accompagnés par les claviers devenant hélices, cigales, envoûtement bruyants.

Le spectacle nous a donné à voir la rencontre de trois musiciens en pleine maîtrise de leur art, dans une lente connexion, une économie du geste, une densité dans le dénuement. Faire tant avec peu. Démonstration de la puissance de la douceur et de l’ouverture par l’écoute. Acte de résistance face à l’accélération du temps et à la fermeture des frontières. Love in exile. 

À la sortie, interroger le gentil couple derrière moi, d’origine indienne et ayant fait la route depuis le Kentucky pour assister à ce spectacle. L’homme, déçu que le chant ait été si éloigné de la tradition, la femme, les yeux brillants et ravie par le métissage de la proposition. Elle et moi étions d’accord: c’est ce qui faisait la beauté de ce groupe. «Yes, this is what I like too, it’s not pure, it’s modest, it’s bold. A bit like Montréal. »

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