crédit photo: Marc-André Mongrain
Arcade Fire

Arcade Fire au Centre Bell | Quand conscience et émotions se chamaillent

À chaque fois que j’ai posé la question à quelqu’un ces dernières semaines, la réponse était précédée d’un soupir : « Toi, est-ce que tu comptes y aller au concert d’Arcade Fire au Centre Bell? »  Je l’ai posée à une vingtaine de reprises, à diverses personnes de mon entourage dont je connais l’attachement pour le groupe montréalais. Et les réponses étaient pour le moins variées.

Ça allait du « Bien sûr, tout le monde a droit de faire des erreurs » ou « moi, c’est les chansons que j’aime, je me fous un peu que le chanteur soit une mauvaise personne » à « certainement pas, mais je n’arrive pas à me faire rembourser mon billet ».

Tout cela, évidemment, à la lumière des accusations d’inconduite sexuelle à l’endroit de Win Butler, révélées par Pitchfork environ trois semaines après le grandiose concert d’AF à Osheaga.

* Pour ceux et celles qui ne sont pas trop familiers avec cette controverse des derniers mois, je vous suggère de consulter d’abord cet excellent article de T’Cha Dunlevy dans The Gazette. Je ne saurais mieux expliquer.

Au fond, cette question, je me la posais à moi-même tout ce temps.

Est-ce que je conserve en mémoire la remarquable prestation à Osheaga comme dernier souvenir en spectacle d’un groupe que j’ai tant aimé, ou je me pointe au Centre Bell et je m’aventure dans la possibilité que mon appréciation du groupe puisse continuer sous une forme ou une autre, en dépit de ma perception ternie par le comportement inadmissible du leader et principal auteur-compositeur du groupe?

Ça, c’est la question personnnelle. Parce qu’en tant que rédacteur en chef de Sors-tu? et critique de spectacles depuis une quinzaine d’années, il allait de soi que l’expérience se devait d’être vécue et racontée.

Alors j’ai demandé une passe média. Demande qui a été refusée. Donc j’ai acheté le billet d’une fan déçue qui n’avait pas pu être remboursée.

Ce qui fait que je me suis retrouvé au parterre, avec « les vrai.es fans », et non dans la rangée généralement réservée aux médias, qui donne une vue soignement choisie sur l’ensemble du spectacle, mais permet souvent moins bien de prendre le pouls du public le plus « crinqué » (celui au parterre).

Tout cela contribue à brouiller la ligne entre la conscience qui me travaille tout au long de la soirée, et l’émotion brute que m’a fait vivre le spectacle.

Ça me sort forcément de ma zone « professionnelle », d’où l’usage du « je » dans le présent texte.

Depuis près de vingt ans maintenant, Arcade Fire m’en a fait vivre des grandes émotions.  De Coachella (au début de l’aventure Sors-tu? en 2011) à la Salsathèque, en passant par Osheaga, le Centre Bell, l’Aréna Maurice-Richard, la Place des Festivals ou un stationnement de Longueuil, ce groupe m’aura fait vibrer dans une multitude de contextes, et je leur dois certains des moments les plus grisants de ma vie de mélomane.

Est-ce qu’il sera possible de vivre une expérience similaire en ayant en tête ce que nous savons maintenant?

Aborder le sujet sans l’aborder

D’abord, plusieurs déplorent le silence d’Arcade Fire autour des allégations. Il y a eu une déclaration officielle, peu convaincante au goût de plusieurs, puis plus rien. La tournée allait se dérouler comme prévue. Feist s’est désistée de son rôle de première partie de leurs concerts en Europe, et elle est pratiquement la seule à avoir abordé le malaise avec toutes les nuances qui s’imposent.

Un collègue journaliste déplore même que Win Butler n’aborde pas la question verbalement durant les concerts de la présente tournée.

Pourtant, ce n’est pas comme si c’était totalement absent de leur spectacle. Sur le plan artistique, c’était même omniprésent.

Il fallait être peu attentif pour ne pas ressentir l’émotion à vif derrière certaines des paroles qui prennent désormais un nouveau sens. Des bribes comme celles-ci :

« When you look at me, you see what I want you to see / See what I want you to see is me » – The Age of Anxiety

« And I guess I’ll just begin again / You say, « Can we still be friends? » » – Ready to Start

« You ain’t foolin’ nobody – with the lights out » – Neighborhood #3 (Power Out)

« Can we work it out? / We scream and shout ‘til we work it out. » – Afterlife

La perception distordue, le mensonge, les fausses apparences, la confiance sont des thèmes omniprésents dans l’oeuvre d’Arcade Fire, ce qui ajoute au malaise du rapport de confiance rompue entre l’artiste vertueux en principe, mais déplorable dans les faits.

Toutes ces petites bribes ci-haut mentionnées prenaient un nouveau sens, certes. Mais c’était le cas surtout pour deux moments chargés du spectacle.

D’abord, My Body Is A Cage, interprétée sur la petite scène centrale, chantée par Win debout sur le piano de Régine. Une interprétation à faire frémir, livrée avec une émotion vive comme on l’entend rarement. « I’m standing on a stage / Of fear and self-doubt / It’s a hollow play / But they’ll clap anyway », clame-t-il la voix nouée et cassante, sans doute conscient du double-sens de ces paroles écrites il y a plus de quinze ans.

Mais surtout, surtout… cette reprise de Bird On a Wire de Leonard Cohen, offerte uniquement à Montréal (dans un moment de chauvinisme bien choisi). C’est ratoureux, on ne dira pas le contraire. Mais le choix de cette chanson en particulier, en guise d’excuses ou de promesses (vides ou pas, à vous de choisir), est un geste artistique d’une grande portée :

Oh like a baby, stillborn
Like a beast with his horn
I have torn everyone who reached out for me
But I swear by this song
And by all that I have done wrong
I will make it all up to thee

Le Centre Bell, alors silencieux, s’imprégnait de ce moment, et chacun.e en retirera ce qui lui conviendra.

Suite incertaine

Arcade Fire concluait ainsi au Centre Bell une tournée tumultueuse, mais acclamée par ses fans encore à bord. La suite des choses est pour le moins incertaine. Les musiciens comme les fans retourneront à leur vie respective et la réflexion sur le sort d’Arcade Fire se poursuivra.

Au final, peut-être que le groupe a fait son examen de conscience, et que la suite pour les principaux intéressé.es, c’est de continuer à avancer tout en réglant leurs conflits internes à l’interne.

Pour les victimes, on peut imaginer que l’absence de Win, de Régine et de toute la bande du discours public et de la réflexion collective qui devrait s’imposer peut créer son lot de déception et de frustrations.

Et les fans?  À chacun son processus, sa réflexion et son verdict. La sempiternelle question de la séparation de l’oeuvre et de l’humain derrière donne autant de réponses différentes.

On estime qu’environ 10 500 personnes ont assisté au spectacle, soit 4000 de moins que lors de leur passage en 2017. Au parterre, le plaisir semblait sincère, et les consciences semblaient peu ébranlées. Mais le Centre Bell aurait été plein dans des circonstances différentes. Cette absence survolait l’amphithéâtre comme un spectre qui pèse lourd.

Personnellement, j’en sais trop rien encore. Et je ne suis pas certain d’aboutir à un verdict ferme prochainement. Je lutte avec ma conscience depuis vingt ans en tant que fan de Noir Désir, alors vous imaginez à quel point je ne suis pas au bout de ma réflexion…

Un ami croisé à la sortie du Centre Bell me confiait : « J’avais quasiment peur de croiser quelqu’un que je connaissais et d’être gêné d’être là. »  Il faudra d’abord se débarasser de ce sentiment de honte pour les fans pris entre l’arbre et l’écorce, si on souhaite que la conversation demeure ouverte et que la réflexion complexe fasse son chemin.

De toute façon, il ne reste plus assez d’espace sous le proverbial tapis pour continuer à empiler les artistes dont la masculinité défectueuse est exposée au grand jour. Tôt ou tard, nous devrons faire l’effort de trouver mieux, sans pour autant diminuer l’impact des dénonciations qui font avancer notre société.

 

Grille de chansons

Neighborhood #1 (Tunnels)
Age of Anxiety I
Ready to Start
Neighborhood #3 (Power Out)
My Body Is a Cage
Afterlife
Reflektor
Creature Comfort
Age of Anxiety II (Rabbit Hole)
The Lightning I
The Lightning II
Rebellion (Lies)
No Cars Go
The Suburbs
The Suburbs (Continued)
Unconditional I (Lookout Kid)
Here Comes the Night Time
Haïti
Sprawl II (Mountains Beyond Mountains)
Everything Now
(enregistrement de Je reviendrai à Montréal pendant que le groupe se déplace vers la mini-scène centrale pour le rappel)

Rappel

End of the Empire I-III
End of the Empire IV
Bird on the Wire (reprise de Leonard Cohen)
Wake Up

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