Un Godot très attendu au TNM

Samuel Beckett a toujours dit qu’il ne savait pas qui était Godot, ni même s’il existait, et si ses deux antihéros que sont Vladimir et Estragon attendaient ou non pour rien. L’auteur d’origine irlandaise, qui a écrit spontanément en français sa pièce la plus jouée dans le monde, a dit aussi qu’il ne fallait pas interpréter le nom de Godot comme un dérivé de God. L’auteur de Fin de partie a toujours voulu garder ses distances par rapport à l’étiquette de théâtre de l’absurde, comme Ionesco d’ailleurs. En attendant Godot représenterait globalement plutôt ce que nous attendons tous devant le vide, soit trouver un sens non seulement à notre vie mais à celle de l’humanité tout entière. Sans jamais oublier que «c’est un jeu, insistait Beckett, tout est un jeu».


La pièce a été écrite en 1949, puis créée en 1953 au petit Théâtre de Babylone à Paris, dans la controverse, car l’auteur bousculait et semblait se moquer de toutes les conventions narratives du théâtre de l’époque. Mais Beckett ne s’était pas privé d’en imposer de nouvelles, ponctuant son texte de didascalies très précises à la suite desquelles un metteur en scène et les comédiens ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent. Son texte, entre simplicité et génie, est rempli de pièges, d’interprétations de sens sous plusieurs couches. C’est ce qu’André Brassard n’avait pas compris dans sa lecture de 1992 qui ne faisait ressortir que le côté loufoque et comique de la pièce. Mais c’est ce que François Girard a très bien compris avec la version qu’il livre enfin sur la scène du TNM, après sept ans d’acharnement pour que tous les éléments souhaités par lui puissent être réunis.

«Il n’y a pas plus Estragon que Benoît Brière, pas plus Vladimir qu’Alexis Martin, pas plus Pozzo que Pierre Lebeau et pas plus Lucky qu’Emmanuel Schwartz. Je suis porté par l’intelligence de leur jeu. Je pense que Beckett serait content», a déclaré le metteur en scène à la chevelure hirsute dans le Huffington Post récemment.

Isolés sur un îlot de sable circulaire, où se dresse un arbre rabougri et crochu, pas même utile pour se pendre, Didi et Gogo, comme ils s’appellent entre eux, sont là sans savoir pourquoi, sans savoir non plus depuis combien de temps, et ils attendent. Qui sont-ils au juste? Des romanichels égarés, des sans-abris irrécupérables, des indigents, des vagabonds, des démunis affamés, n’ayant pour se nourrir que des carottes et des radis noirs, si différent l’un de l’autre, ne pouvant plus se supporter mais ne pouvant pas se séparer? Ils veulent partir, mais pour aller où? Et puis, ils ne peuvent pas partir, car ils attendent Godot.

Arrivent soudain, comme dans un mirage, le Pozzo dominateur de l’excellent Pierre Lebeau, tenant en laisse son porteur, Lucky, qui lui obéit à la lettre. Les deux visiteurs ne sont pas plus plausibles que les deux hôtes, sinon pour montrer jusqu’à quel point l’homme peut être un loup pour l’homme. Une profonde dimension philosophique sous-jacente, religieuse aussi, est partout présente. Forcé par les autres de penser, non sans son chapeau, le personnage de Lucky interprété brillamment par Emmanuel Schwartz, livrera un long monologue sans queue ni tête qui nous rive à notre fauteuil. Un véritable petit bijou théâtral.

Viendra? Viendra pas? Dès le début, devant Estragon qui peine à se déchausser, avec tant de douleur aux pieds qu’il ne cesse de s’en plaindre, Vladimir dira : «Voilà l’homme tout entier s’en prenant à sa chaussure alors que c’est son pied le coupable». Toute la pièce est contenue dans cette seule phrase. La langue est écrite comme une partition musicale à laquelle doit s’arrimer le bon chef d’orchestre.

François Séguin a imaginé un décor astucieux où l’en droit devient, suspendu, l’envers. Au milieu du grand cercle de sable, il y a un monticule sur lequel tombe un filet de sable, comme si les humains étaient tous soumis à l’ordre de ce sablier géant, et du passage du temps, inexorable. Le temps est très présent dans toute l’œuvre de Beckett. Pensons à Oh les beaux jours, où le personnage de Winnie, avalée dans son cratère, se garde bien d’utiliser trop tôt tous les mots de la journée, pour pouvoir en garder jusqu’à la fin du jour. Dans Godot, le temps devient complètement aléatoire. Les personnages ne savent plus faire la différence entre hier et demain. Que faire, sinon passer le temps à attendre un sauveur imaginaire, ce Godot que le personnage du Garçon (joué ici avec justesse par la jeune comédienne Mounia Zahzam) vient à deux reprises annoncer aux deux esseulés que Godot ne viendra pas ce soir, mais «sûrement demain».

François Girard, qui n’a que 53 ans, fait montre d’une maîtrise d’horloger dans sa mise en scène. Lui qui s’envolera sous peu pour le Japon afin de mettre en scène en japonais Le fusil de chasse de Yasushi Inoue, qui s’illustre autant à l’opéra (il vient de créer Siegfried de Wagner à Toronto, et est sous contrat avec le Met de New York pour 2020), qu’au cirque (Zarkanna et ZED au Cirque du Soleil) et au cinéma (Le violon rouge, Soie), accomplit ici une œuvre de maturité avec ce qui restera «son Godot» dans l’histoire du TNM.

 

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