Quills à l’Usine C | Du grand Robert Lepage

Jamais Robert Lepage n’aura été autant et pleinement «acteur» que dans la production Quills, du dramaturge américain Doug Wright, qui se trouve à l’affiche de l’Usine C jusqu’au 9 avril 2016.


Quand on repense aux solos du célèbre metteur en scène, que ce soit Vinci, Le projet Anderson, Elseneur ou La face cachée de la lune, on a le souvenir d’un Robert Lepage qui jouait avant tout pour s’amuser, un peu par-dessus la jambe. Mais, dans Quills, il mord à pleines dents dans ce texte bétonné traduit par Jean-Pierre Cloutier, comme s’il était acculé au pied du mur, non pas le quatrième mur, mais les trois autres de la scène où, avec ce personnage dans sa chair, il rugit comme un fauve en cage. Lepage paraît complètement possédé, et le résultat prodigue des moments de théâtre absolument troublants.

Lui, dont la notoriété sur la planète fait qu’il peut tout se permettre, revient donc au niveau zéro, humble et premier du jeu du comédien au service d’un texte fort, dont le cinéaste Philip Kaufman a tiré une version édulcorée pour le cinéma en 2000. Ici dirigé par lui-même et son acolyte Jean-Pierre Cloutier qui interprète le rôle pivot du prêtre, Robert Lepage ne se l’est vraiment pas donné facile.

 

Sade-Lepage

La pièce commence dans le bureau du médecin en chef de l’asile pour aliénés mentaux de Charanton où le patient le plus dérangeant, un certain marquis de Sade, ne l’est pas tant par sa conduite que par ses écrits libidineux. Donatien Alphonse François de Sade, né à Paris en 1740, qui a vécu jusqu’à l’âge de 74 ans, aura passé 27 années soit en prison (y compris celle de la Bastille) soit à l’asile, à cause de ses écrits jugés offensants aux bonnes moeurs. Mais ici, enfermé à Charenton, plus on veut le réduire au silence, à commencer par sa femme, Renée Pélagie, qui subit en société les sobriquets d’épouse de Satan, plus l’imagination débordante du marquis de Sade ne connaît de limites, qu’elles soient morales ou religieuses.

Lepage et Cloutier sont également à l’origine d’un astucieux dispositif scénique fait de larges panneaux en miroirs qui s’ouvrent et se ferment avec le bruit d’un cachot lugubre. La partie centrale du décor repose sur un mécanisme rotatif qui permet de passer d’une scène à l’autre avec un enchaînement qui ne connaît pas de failles. De plus, à certains moments, les pans de miroirs deviennent translucides, ce qui permet de voir des scènes concomitantes de l’autre côté.

Affublé d’une longue perruque en friche, de costumes d’époque dont les dessous ressemblent à un sorte de corset, perché sur ses souliers à talons hauts, du vernis rouge sur ses ongles de dandy, Sade-Lepage bénéficie d’abord des largesses, allant du vin au papier et plume, de l’abbé de Coulmier, un prêtre catholique qui s’est donné la mission impossible de réhabiliter l’auteur de Philosophie dans le boudoir, Justine ou encore Les cent vingt journées de Sodome. Mais rien n’y fait. Quand la direction de l’asile lui aura retiré papier et encre, Sade écrira avec un os trempé dans son vin sur ses draps. Quand on lui aura supprimé ses draps et son vin, il écrira avec son sang sur ses vêtements. Quand on lui aura enlevé tout vêtement, il trouvera encore un autre moyen pour donner libre cours à son imagination dépravée et irrépressible.

Jean-Pierre Cloutier démontre une grande maîtrise dans son interprétation du prêtre dont le bas de la soutane est déboutonné, et que le marquis appelle «mon chéri». De compatissant au début, il deviendra l’instigateur de sévices bien pires que ceux décrits avec complaisance par Sade dans ses récits libertins. De surcroît, les six comédiens sur la scène en demi-cercle de l’Usine C forment une distribution des plus relevées. Il y a de très nombreux moments forts, comme la scène de la copulation sur la croix du Christ. La pièce, qui dure plus de deux heures, ne connaît aucun temps mort.

Sade, bien que claquemuré pour démence libertine, fut déjà une légende de son vivant. Un cas, car comment châtier celui qui aime les châtiments et leur donne un caractère sexuel? De monstre qu’il était, le voilà plus tard devenu victime. La pièce se veut donc une réflexion sur la censure, sur la mince ligne entre littérature érotique et pornographie. Qui peut tracer cette ligne? Et pourra-t-on tuer l’auteur sans tuer l’homme?

Il ne s’agit pas de jeter l’anathème sur lui, non plus que de faire l’apologie de Sade, cet homme de lettres, philosophe et homme politique qui, il faut s’en souvenir, prônait dans ses écrits la torture, le viol, l’inceste, la pédophilie et le meurtre. Le texte, habile, de la traduction de Jean-Pierre Cloutier, s’en garde bien, laissant à chacun la liberté de penser, au-delà de la censure. Et, il est intéressant d’ajouter que l’œuvre complète du marquis de Sade est entrée en 1990 dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade.

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