Les Feluettes à l’Opéra de Montréal | Du grand Art !

Pari réussi pour le passage à l’opéra de la pièce fétiche de Michel Marc Bouchard, Les Feluettes. La production de l’Opéra de Montréal avec le Pacific Opera Victoria a reçu une longue ovation à sa première mondiale samedi soir à la Salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts. Moment historique aussi, du fait que c’est la première fois qu’un opéra met en scène une histoire d’amour entre deux hommes. Montréal a de quoi être fière de son audace artistique habituelle.

Il est plutôt rare que l’Opéra de Montréal convoque les médias à une répétition d’une œuvre en devenir comme ce fut le cas pour Les Feluettes, il y a peu. Dans la salle de répétition E, au troisième sous-sol de la Place des Arts, les chanteurs faisaient des élongations et réchauffaient leurs voix devant un mur de caméras et de photographes. On pouvait sentir que quelque chose de grand se préparait.

L’extrait présenté fut celui où, au collège Saint-Sébastien de Roberval en 1912, les étudiants répètent une scène de la pièce de fin d’année, Le martyr de saint Sébastien, de Gabriele D’Annunzio, sous la gouverne du père Saint-Michel, un ecclésiastique dont la portée érotico-mystique du choix de cette pièce commence à faire jaser à Roberval.

Une grande croix de bois est au milieu de l’aire de jeu, avec une corde à son croisement. Simon, impulsif, fier et beau, se laisse aller à embrasser sur cette croix celui dont l’amour l’étreint, le comte Vallier de Tilly, descendant de la famille des Bourbons, que tous, à cause de sa sensiblerie, appellent en se moquant le feluette. La jalousie de Jean Bilodeau, étudiant comme eux qui les surprend ensuite dans le grenier du collège, aura tôt fait de faire basculer l’histoire, comme l’indique le sous-titre de la pièce, dans La Répétition d’un drame romantique.

Photos: Yves Renaud

Photos: Yves Renaud

Michel Marc Bouchard, qui vient de perdre son père à quelques jours de cette grande première, a tenu à signer lui-même le livret de l’opéra. C’est sa première expérience du genre, et de surcroît, à partir d’une œuvre de jeunesse, écrite à 24 ans avec candeur et innocence.

Le processus de création de cet opéra aura pris un bon cinq ans. La musique originale a été conçue par le compositeur australien Kevin March dont les œuvres sont jouées sur trois continents, et qui enseigne au Conservatoire de musique de l’Université de Melbourne. L’adaptation, assez fidèle au texte de la pièce, est très réussie. Michel Marc Bouchard a même su faire ressortir une dimension poétique et mythologique que la pièce n’avait pas autant dégagée. Et ainsi composée sur mesure, la musique de Kevin March soutient l’histoire du début à la fin, jusqu’à atteindre le sublime.

L’action se déroule en prison, quarante ans après les faits. Simon, qui a été injustement accusé de la mort de Vallier, convoque sous le prétexte d’une ultime confession celui qui est devenu Son Éminence Monseigneur Jean Bilodeau. Avec ses codétenus, le vieux Simon a préparé une pièce où la vérité sera enfin révélée en prenant à témoin Monseigneur Bilodeau, le moteur dramatique de toute l’histoire, et le motif de ce «péché de vengeance».

Les 11 chanteurs évoluent sur la fosse d’orchestre recouverte pour l’occasion, alors que les 43 musiciens de l’Orchestre Métropolitain, sous la direction de Timothy Vernon, le Chœur de l’Opéra de Montréal et le choeur formé par les prisonniers, sont placés sur la scène. Le décor de Guillaume Lord est constitué pour l’essentiel de panneaux amovibles représentant les barreaux non seulement de la prison, mais aussi ceux de la morale, du péché, de Sodome, de la honte, du rejet, du dégoût, de l’intolérance derrière cette histoire d’amour impossible.

Au gouvernail de cet immense navire, le metteur en scène Serge Denoncourt réussit à nous captiver pendant les deux heures et demie que dure son opéra en deux actes. Un tour de force, compte tenu des multiples couches du drame raconté. Et comme l’action se passe en prison, tous les rôles, y compris ceux des femmes, sont chantés par des hommes. Le grand costumier François Barbeau, avec ses 90 costumes constituant un legs artistique inestimable juste avant sa mort, a conçu des robes excentriques aux teintes sombres pour les rôles de femmes.

Le jeune ténor de 29 ans, Jean-Michel Richer, est Vallier, alors que Simon jeune est défendu par le baryton Étienne Dupuis, et Simon vieux par le baryton Gino Quilico dont la forte présence se fait avantageusement ressentir. Et Bilodeau, le méchant, celui par qui le drame arrive, est chanté par le ténor Gordon Gietz. Originaire de Calgary, ce dernier a habité quatre ans à Montréal, soit comme membre de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal, soit en tant qu’artiste en résidence, et il a appris le français qu’il chante souvent dans son répertoire.

Photos: Yves Renaud

Photos: Yves Renaud

En entrevue lors de la répétition, Gordon Gietz disait comprendre la psychologie derrière le personnage de Bilodeau. «Bilodeau se sent comme ayant été celui qui a sauvé la vie de Simon. Il n’a pas sauvé Vallier, mais il ne s’en sent pas coupable, car ils allaient mourir ensemble de toute façon. Il a sauvé Simon d’une vie de péché qui allait le faire brûler en enfer. Avant Vallier, nous étions de grands amis Simon et moi. Nous avions le projet d’aller au Séminaire ensemble. Vallier a tout gâché.

«Le personnage, poursuit Gietz, a été plus facile à saisir du fait que j’ai été élevé dans un environnement très religieux. Et dans les années 70, être gai à Calgary était très mal. Alors, je peux imaginer ce que ça pouvait être dans les années 50 dans une région éloignée comme le Lac Saint-Jean. Ce genre de sentiments entre deux garçons était une maladie. C’est pourquoi Bilodeau pense qu’il a sauvé l’âme de Simon. C’est le même raisonnement tordu que les terroristes qui tuent en pensant faire le bien. Durant toutes ces années plus tard, il a été respecté en tant qu’évêque, en tant qu’homme de Dieu, et il a vécu sans remords. Cet amour entre Vallier et Simon était complètement inacceptable. Ils étaient pris dans une très petite cage.

«C’était clair dans la pièce qu’il s’agit d’un amour véritable. Avec la musique de Kevin March, c’est encore plus clair. La musique est romantique. À un certain point, on oublie que ce sont deux hommes. Ce sont seulement deux personnes. Je pense que c’est ça le message d’amour le plus profond de cette oeuvre.»

En entrevue également, Jean-Michel Richer se disait aux anges. «Vallier, c’est vraiment un très beau cadeau pour moi, une chance inouïe et un grand honneur, car le rôle a été écrit musicalement pour ma voix. Après les ateliers de préparation avec l’Atelier lyrique auxquels j’ai participé, Kevin March est revenu sur sa planche à dessin et a composé le rôle de Vallier avec ma voix en tête. C’est quelque chose dont tout chanteur lyrique rêve dans sa carrière.»

Et le résultat est là. Jean-Michel Richer livre une performance sans faille. Le rôle lui va comme un gant. Il est pleinement ce personnage de feluette qui a été créé au théâtre en 1987, l’année même de sa naissance. C’est André Brassard alors, qui avait défié le clergé et le confort des bien-pensants en présentant pour la première fois Les Feluettes à la scène, à la Salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier. Le comédien Jean-François Blanchard avait livré un Vallier mémorable, alors que Bilodeau jeune était défendu par un René Richard Cyr tout autant criant de vérité.

Les deux rôles de femmes sont aussi très riches dramatiquement. Le baryton Aaron St.Clair Nicholson chante la Comtesse Marie-Laure de Tilly, la mère de Vallier qui vouvoie son fils adoré, et dont les lubies, comme celle d’habiter un manoir au bord du Lac Saint-Jean qu’elle prend pour la Méditerranée, la rendent touchante. Pour sa part, le contre-ténor Daniel Cabena chante Mademoiselle Lydie-Anne de Rozier, riche aristocrate française en visite à l’hôtel Roberval où seront célébrées ses fiançailles avec Simon, pour sauver les apparences. Elle aussi sera prise dans l’étau d’un amour impossible.

Jean-Michel Richer ajoutait : «Si la critique de l’Église catholique est en filigrane dans tout le texte, reste que c’est d’abord une histoire d’amour. Ce sont deux personnes qui s’aiment, à qui la société dit qu’ils n’en ont pas le droit. Et ça reste tellement d’actualité. Il y a encore des gens qui pensent dur comme fer que c’est malsain. Une histoire d’amour entre deux hommes, ça n’existait pas à l’opéra. Je suis très fier que ce soit l’Opéra de Montréal qui ait relevé ce défi.»

Les Feluettes sont encore à l’affiche les 24, 26 et 28 mai à la Place des Arts, avant de partir pour Victoria. Et comme la présente série de représentations à Montréal coïncide avec la tenue du congrès annuel des directeurs d’opéras d’Amérique du Nord, on peut s’attendre à ce que la tournée se prolonge. Et enfin, l’on ne peut qu’espérer que sera enregistrée une version CD de cette œuvre promise au succès.

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