crédit photo: Jérémie Battaglia
La blessure

La Blessure à Espace Libre | Entrevue avec Gabrielle Lessard : Remettre de l’avant l’humanité

L’énergie de Gabrielle Lessard n’a d’égale que sa volonté de mobiliser ce qu’il reste de meilleur chez l’Humain. Avec La Blessure, présentée du 22 mars au 9 avril 2022 au théâtre Espace Libre, elle fait état de notre incapacité à parler ce qui, sur des enjeux aussi actuels et graves que les changements climatiques, divise au lieu de rapprocher, désolidarise au lieu de motiver et fait reculer de l’ultimatum que nous nous sommes nous-mêmes infligé.

À travers sa maladie, Anne, principale protagoniste de la pièce, refuse son traitement et entame une révolte sans demi-mesure envers le corps médical, son époque et même sa conjointe. Écoanxieuse, terrifiée et en colère, elle livre ici un cri du cœur. Ce cri, Gabrielle espère sincèrement que nous puissions l’entendre et le faire résonner à pleins poumons.

Rencontre avec une autrice au franc-parler, impliquée, mais pas moralisatrice, qui est convaincue que l’art a définitivement un rôle à jouer dans le défi climatique.

* Photo par Sylvie-Ann Paré.

Sors-tu? : Vous avez déjà évoqué votre écoanxiété. Créer La Blessure a-t-il été une sorte de thérapie ?

Gabrielle Lessard : Après la naissance de ma fille, j’ai exercé un contrôle sur tout et sur tout le monde. Avant cette pièce, je faisais beaucoup de théâtre documenté, donc même dans ma démarche artistique, j’étais déjà dans cette volonté de contrôle. Pour La Blessure, j’ai eu envie de partir de mon histoire, de mon ressenti, sans ouvrir un livre. L’écoanxiété m’habite réellement, c’est ancré dans le présent, et j’ai décidé de me lancer dans cette création sans filet. Maintenant, je dirais plus que je suis anxieuse tout court devant ce refus extrême de voir notre propre vulnérabilité, ce qui nous tient loin de la nature, que l’on préfère dompter à la place.

 

S-T : Trouvez-vous difficile de parler d’écoanxiété dans votre entourage ou dans la communauté artistique ?

GL : Dans le temps des fêtes, j’ai terrorisé les gens autour de moi, j’ai vraiment cassé l’fun ! J’ai offert des kits écoresponsables, et ils ont été plus ou moins bien reçus ! Je n’en reviens pas que l’on soit encore à coloniser le sud, à fucker l’économie. On n’est plus dans la nuance. En fait, on ne va pas frapper le mur, on est encastré dedans.

Je sais que personne n’est à la même place, on est égaux, mais on refuse de parler du vrai problème. C’est ce que montre la pièce d’ailleurs : les gens évoluent ensemble, mais passent leur temps à s’engueuler. L’humanité n’a plus sa place entre les personnages. La métaphore du cancer nous montre que la problématique ne peut plus être ignorée. Anne le sait est décide de vaincre autrement. Mais personne ne fait attention à ce qu’elle a à dire. Tout le monde veut la convaincre de suivre ses traitements. Mais plutôt que de se parler, on s’engueule sur tout : le bio, l’anorexie… Et finalement, on parle du cancer seulement pendant 10 secondes dans la pièce…

 

CB : Est-ce que ce texte est une façon de faire passer le message ?

GL : Anne n’est pas une Greta ! Ce qu’elle veut, c’est montrer qu’il y a plein de choses qui nous dévient du véritable sujet. L’ensemble de la pièce est porté par beaucoup d’autodérision et d’humour. En écrivant avec autodérision, on amène une distance critique envers notre égo. Au travers de ce personnage qui est complètement terrifié, on est amené à faire une remise à zéro dans notre propre cheminement et à opter pour une approche bienveillante et surtout pas moralisatrice.

 

* Photo par Sylvie-Ann Paré.

CB : Comment écrit-on une telle pièce ? Avez-vous des modèles des références ?

J’ai regardé des statistiques, mais je voulais vraiment que le sujet parte de moi. Je me suis plus inspirée des auteurs et autrices qui sont capables de parler de trames humaines dans des sujets profonds, comme Sarah Berthiaume entre autres.

 

CB : Aviez-vous peur que ce thème effraie ?

GL : On ne va pas redémontrer que l’on est dans la merde, donc on a trouvé une façon de ne pas moraliser. L’incapacité de parler avec les autres est tout à fait réaliste, sans être moralisatrice. Et cette approche a eu un bel écho, j’ai reçu plusieurs offres, mais c’est vrai que j’ai une histoire très positive avec l’Espace libre. Ce sont des personnes qui m’ont fait confiance, qui ont une mission sociale et artistique, qui soutiennent les artistes. Après, c’est vrai que c’est un sujet qui peut rebuter le public. Mais je crois que le bouche-à-oreille peut faire ressortir l’humanité de la pièce. C’est ce que l’artistique fait : il montre l’humanité, il complète les faits qui nous sont rapportés par les journalistes. On met en place une forme de militantisme, on n’est pas juste des profiteurs se subventions !

 

CB : Les personnages féminins forment un couple. Il est reconnu que les femmes sont plus sensibles à la cause environnementale. Était-ce une façon d’amplifier ce fait ?

GL : Tout a commencé avec un conflit d’horaire ! L’acteur que j’avais en tête n’était plus disponible et en même temps, je m’intéressais au travail de plusieurs actrices et je me suis remise en question, au point de féminiser le rôle de départ. Je me suis rendu compte que j’étais super traditionnelle dans mon approche. Et en même temps, j’ai constaté que dans les pièces qui traitent de l’enjeu climatique, la fille est souvent l’hystérique et le gars est comme déconnecté. Je voulais brasser un peu tout ça ! J’ai donc fait un travail de réécriture, je n’ai pas juste changé le nom du personnage, car mes répliques étaient très genrées. J’ai remis de l’avant l’enjeu et l’humanité, au-delà du genre. Et je compte bien garder cette approche, continuer de me poser la question : pourquoi mon personnage est une femme, un homme, le choix de la musique…

CB : Comment avez-vous intégré l’écoresponsabilité dans la préparation de la pièce, dans le travail des interprètes ?

GL : Le propos est tellement intense qu’il fallait générer des conversations entre les comédiennes, pour voir ce qui était refoulé, qu’est-ce qui se cache en dessous des chicanes puériles. Ce travail nous a permis de trouver des chemins pour exprimer d’où ça partait. Et dans la technique comme telle, on travaille toujours avec un minimum de matériel. Les petits budgets ne nous permettent pas d’avoir beaucoup de décor ou de costumes. Donc, on a misé sur l’éclairage, la parole, tout ça au maximum pour créer l’atmosphère que l’on voulait. Et sinon, on mise sur la fripe, la seconde main, le prêt, le recyclage… C’est jamais à la hauteur de ce que l’on veut, mais on lâche pas.

La Blessure est présenté du 22 mars au 9 avril 2022 du côté d’Espace Libre. Détails et billets ici.

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