Les Créanciers

Les Créanciers de Strindberg au Fringe | L’amour en guise de dette

La pièce a beau avoir été créée au Dagmar Theatre de Copenhague en 1889, son propos sur le triangle amoureux est resté très actuel. Écrite en suédois, la pièce n’aura été traduite qu’en 2011. Modernisée par le metteur en scène et comédien français Frédéric Fage, jouée au Théâtre Hébertot à Paris aussi bien qu’au Festival d’Avignon, Les Créanciers d’August Strindberg crée la surprise au Fringe.

L’auteur suédois, né et mort à Stockholm, aura écrit plus de 50 œuvres pour le théâtre, dont on connait ici principalement Mademoiselle Julie, La danse de mort et Le songe. Entre le courant naturaliste et expressionniste en Europe, Les Créanciers a été jusqu’alors traitée comme une pièce mineure, classée à tort en tant que tragi-comédie, alors que ne s’y trouve pourtant rien de comique. Et voilà que, comme pour se reprendre, la pièce sera de la programmation de la Comédie-Française l’an prochain, avec son trio infernal de personnages voraces en quête de leur dû en amour.

Car si selon Strindberg l’amour n’est pas une monnaie, il n’est pas un acte gratuit non plus, laissant des créances dans le cœur des amants passés. De par les liens tissés, les serments échangés, l’amour donné et l’amour reçu, chacun devient le créancier de l’autre, pouvant à tout moment revenir pour réclamer le règlement de ses comptes. Il sera donc question de jalousie, de vengeance amoureuse et de manipulations des sentiments pour y arriver.

La pièce met en fragile équilibre un trio malsain de personnages dont le premier, Adolf, est un artiste-peintre en mal d’inspiration reconverti en sculpteur. Il est marié à Tekla, qui est à la fois sa muse et son ange destructeur, en romancière devenue célèbre grâce à lui. Le troisième personnage, Gustaf, en professeur de langues anciennes, est le point de bascule qui fera éclater le couple par vengeance, car il a été lui aussi marié à Tekla et l’aime encore malgré une rupture déchirante, ce que Adolf ignore complètement.

Pour arriver à ses fins, Gustaf devient proche ami d’Adolf, au point où se développent entre eux une attirance physique et des sentiments ambivalents, tout en étant amoureux de la même femme. Mais Adolf ne connaît rien du passé de Gustaf, trouvant auprès de lui réconfort et affection. Nous sommes donc au cœur d’un triangle amoureux où deux hommes s’aiment tout en aimant la même femme.

Le sujet, dirons-nous moderne, est sublimement bien rendu par trois comédiens français entre lesquels la chimie fonctionne. Le personnage d’artiste tourmenté d’Adolf, tatoué et beau, est livré avec beaucoup de sensibilité, de sensualité et d’authenticité par Julien Rousseaux. Alors que le perfide Gustaf est joué par Benjamin Lhommas qui s’avère juste assez cruel et machiavélique pour qu’on y croit.

Mais, c’est Tekla, défendue avec une fort belle maîtrise de jeu par Maroussia Henrich, qui mène le bal, envoûtante et furieusement libre. Elle a une telle façon suave d’appeler son mari « petit frère » que l’on en redemande dans ce trafic de sentiments. Son jeu est franc, racé et fougueux, puissant au naturel. Elle est la femme unique, en même temps que toutes les femmes du théâtre de Strindberg dont on a dit souvent qu’il était misogyne, bien que marié trois fois.

Sans doute par une volonté esthétisante, et pour ajouter à la passion charnelle, le metteur en scène a cru bon d’introduire le personnage d’une danseuse de manière épisodique, mais sa présence n’ajoute rien, sinon un côté onirique qui ne fait que nous distraire du nœud du drame.

L’action, prévue pour le hall d’un hôtel en bord de mer, se déroule dans un décor baroque qui comprend une Vénus blanche trônant sur un socle recouvert de plastique, un sofa Récamier, un paravent de toile et un grand miroir ovale sur pied. Et les costumes, en particulier la robe stylisée et provocante de satin noir de Tekla à la fin de la pièce, font de cette proposition artistique une totale surprise dans la programmation du Festival Fringe.

Les Créanciers sera présentée de nouveau au Studio Jean-Valcourt du Conservatoire d’art dramatique les 12-13-17-18 juin. Une occasion à saisir pour découvrir cette pièce aux dialogues mordants et criants de vérité d’August Strindberg. Un texte dramatique subtil, faisant de chaque être le créancier affectif de quelqu’un d’autre, d’une intelligence des travers humains admirable, par un auteur d’avant son temps dont on prétend qu’il a grandement influencé le cinéma d’Ingmar Bergman. C’est tout dire.

 

 

 

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