La Cantatrice chauve (et La Leçon d’Ionesco) au Théâtre du Rideau Vert | Le triomphe de l’absurde rempli de sens

Lors de sa dernière apparition en public, à la Soirée des Molière au Théâtre du Châtelet à Paris en 1994, le dramaturge d’origine roumaine Eugène Ionesco avait lancé en guise d’adieux: « Soyons gais, mais ne soyons pas dupes! » C’est exactement le sentiment qui a inspiré Normand Chouinard pour sa mise en scène de La Cantatrice chauve suivie de La Leçon, actuellement à l’affiche du Rideau Vert.


Pour le comédien hors-pair qu’est Normand Chouinard tout autant, Ionesco est une affaire de famille. Il a joué lui-même le Capitaine des pompiers dans la production du Rideau Vert de La Cantatrice chauve en 1996, dans la mise en scène de Daniel Roussel, et c’est lui qui incarnait le professeur dans La Leçon dont l’élève était défendue alors par Violette Chauveau. Voilà qu’aujourd’hui, quelque 20 ans plus tard, c’est lui qui dirige leur fille, Rosine Chouinard-Chauveau, pour La leçon, dans le rôle jadis défendu par sa mère.

Il n’y a pas de cantatrice chauve dans la pièce, sinon pour dire qu’elle se coiffe toujours de la même façon. Avec sa pendule qui a l’esprit de contradiction, ou encore des affirmations comme ces ressemblances identiques, le non-conformisme du texte avait grandement rebuté le public français à sa création en 1950. Mais le jeune dramaturge, influencé par la poésie de Tristan Tzara, du mouvement dadaïste et de l’émergence des surréalistes, avec Breton et Aragon, ne voulut rien entendre de la critique.

La suite prouva qu’il avait raison. Quand les deux pièces furent jumelées au Théâtre de la Huchette en 1957, le tout-Paris en fit un succès qui ne s’est jamais démenti depuis. Si bien que, battant tous les records, le programme double est encore présenté dans ce même théâtre de poche depuis 60 ans, pour un total de 18 000 représentations devant 2 millions de spectateurs.

On ne retrouve que de fortes pointures dans la production actuelle au Rideau Vert. Les deux couples anglais de La Cantatrice, les Smith avec Dorothée Berryman et Carl Béchard fumant une pipe éteinte, et les Martin avec Sylvie Drapeau et Luc Bourgeois, dont les premiers soliloquent au salon en attendant les seconds depuis quatre heures pour le dîner, sont irréprochables.

Crédit photo: François Laplante Delagrave

Crédit photo: François Laplante Delagrave

Arrive ensuite le Capitaine des pompiers en Rémy Girard qui se désespère de pouvoir trouver un feu à éteindre. Puis, la bonne des Smith, jouée par Danièle Lorain, qui se permet des familiarités avec le pompier, à la grande surprise de tous.

Avec ses argumentations échevelées, du style qu’un médecin consciencieux doive mourir avec son malade, le texte est d’une redoutable intelligence, ce qui est assurément des plus terrifiants pour les comédiens qui le défendent. Mais, ils y réussissent chacun, en équilibre sur un fil ténu, ajoutant en fines couches superposées des prouesses verbales de haute voltige, pour le plus grand plaisir du public dans la salle.

Et il n’y a que Carl Béchard pour rendre tout en mimiques et en tics, telle une pantomime, toute la dérision de la situation devant les Martin qui eux, ne se souviennent pas qu’ils se connaissent. Sylvie Drapeau en Mrs Martin de Manchester, arborant une magnifique robe rouge vif, est tout simplement radieuse. Et Rémy Girard en Capitaine des pompiers est désarçonnant.

C’est lui encore qui jouera, sur un registre complètement différent, le professeur de La leçon, passant des compliments verbeux et sans retenue à la férocité du magister qui le mènera à commettre l’irréparable. En Mademoiselle qui a mal aux dents, l’élève qui rêve d’un « doctorat total » mais qui n’arrive toujours pas à faire la différence entre l’addition et la soustraction, Rosine Chouinard-Chauveau manque un peu de précision, mais elle est encore jeune dans le métier et, on n’en doute pas une seconde, elle a hérité du talent de ses deux parents.

Danièle Lorrain, qui joue une bonne très différente dans les deux pièces, a atteint pour sa part une belle assurance, une maturité d’actrice qui fait plaisir à voir, en digne fille de sa mère, Denise Filiatrault, que l’on ne remerciera jamais assez d’avoir ramené au Théâtre du Rideau Vert le génie de Ionesco.

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