Rêve et folie

Rêve et folie à la Cinquième Salle | De la sobriété naît la force

Dire que Brigitte Haentjens a été captivée par l’œuvre de George Trakl serait un euphémisme. Devant le réalisme cru des images et la brutalité des mots que le poète a su créer tout au long de sa courte vie, impossible de rester insensible tant la douleur transparait dans ses écrits. La metteure en scène sentait qu’elle devait porter cette œuvre sur scène, faire connaître le travail de celui qui est considéré comme l’un des représentants majeurs de l’expressionnisme, et qui paradoxalement, reste le plus méconnu. Le Festival international de la littérature (FIL) lui en a laissé la possibilité, avec la présentation de Rêve et folie.

George Trakl est l’incarnation du poète maudit. Fils mal-aimé d’une mère qui n’a eu de ce rôle que le nom, fils d’un père trop parfait pour espérer être à sa hauteur, et frère envouté par un amour irrévérencieux pour sa sœur, le jeune garçon, l’adolescent et enfin l’adulte a transgressé tous les interdits pour trouver – sinon un réconfort – au moins une échappatoire à ce mal-être qui n’aura eu de cesse de l’envahir. Les drogues dures lui ont offert cette évasion, jusqu’à son échappée finale dans la nuit du 2 au 3 novembre 1914, date à laquelle il a succombé à une overdose de cocaïne.

L’écriture l’a aussi amené à poser sur le papier ce qui le grugeait de l’intérieur. Pourtant rien n’est clair, rien n’est limpide. Les images sont fortes, les tournures complexes. Quiconque se retrouve à lire l’un de ses poèmes ne peut prétendre en saisir l’essence du premier coup. Rêve et folie ne déroge pas à la règle. C’est sans doute cette difficulté d’interprétation qui a poussé Brigitte Haentjens et son équipe à opter pour une mise en scène sans fioritures, dans laquelle chaque élément a sa juste place. Grâce à des pans de tissus découpés, des représentations en noir et blanc imposent tout de suite l’ambiance quelque peu « kafkaiesque ». Tantôt un nuage sombre qui s’immisce, tantôt des figures qui rappellent celles de Rorschach en beaucoup plus éclatées… on profite du répit qu’offrent les projections de nature, véritable calme avant la tempête. Les tentatives de compréhension s’arrêteront là. Inutile de chercher une signification à tout, l’idée est de ressentir.

* Photo par Valérie Remise.

Qui mieux que Sébastien Ricard, complice de longue date de la metteure en scène, pour personnifier Trakl et livrer ces sensations ? Pour délivrer une prestation à la fois touchante et incarnée, à la limite du tolérable tant sur le plan mental que corporel ? Derrière l’apparente décontraction qu’il affiche pour expliquer sa démarche, on sent bien que le processus est venu le chercher. Impossible de passer outre son implication physique qui de nouveau, ne se veut pas une illustration du texte, mais une transmission gestuelle, organique de ce qu’il évoque. Si son phrasé déroute quelque peu au début de monologue, on finit par se laisser aller et embrasser cette musicalité particulière, ni imposée, ni forcée. C’est naturel, c’est concret. Il est vrai que le public aurait vite fait de se perdre et de se laisser emporter par tant de lyrisme. Les intonations colorées du comédien nous maintiennent dans une dynamique de « réception » plus que d’analyse.

* Photo par Valérie Remise.

Il en ressort un délicat mélange de laideur magnifiée et de rédemption consentie. Rien n’est beau chez Trakl : soleil délabré, murs dégradés, vieillards osseux, arbres dépouillés. C’est ainsi qu’il essaie d’expier ses péchés et de se libérer de sa culpabilité avant l’issue fatale. Ricard a su s’approprier la douleur, la torture et finalement l’immense tristesse que le poète s’est imposée. Lui qui n’a jamais trouvé sa raison de vivre, trouve dans la poésie une raison de survivre.

Au-delà de la folie, c’est bien le désespoir qui prend aux tripes, qui nous rentre dedans et qui nous laisse un malaise, un goût amer. Le génie de Krakl qui a pris naissance dans le mal, est demeuré incompris et l’auteur, seul dans la vie comme dans la mort, peine encore aujourd’hui encore à être reconnu pour son apport inestimable à la littérature.

Mieux vaut tard que jamais, et partir à sa rencontre avec Rêve et folie serait une belle façon de lui rendre justice et hommage.

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