Parce que la nuit

Parce que la nuit à Espace Go | Patti Smith, la précurseure du mouvement punk selon Brigitte Haentjens

Même à seulement quelques jours de la première de la pièce « Parce que la nuit », inspirée de la vie et de l’œuvre musicale et littéraire de Patti Smith, Brigitte Haentjens m’attendait sagement pour une entrevue dans le hall du Théâtre Espace Go. Un théâtre où elle se sent chez-elle, pour y avoir signé tant de mises en scène mémorables sous la direction artistique de Ginette Noiseux. Mais cette fois-ci, c’est différent.

« À l’exception du travail sur Virginia Woolf, c’est la première fois que je déborde d’une œuvre pour parler aussi de la vie de son auteur, confie Brigitte Haentjens. Cette pièce est le résultat d’un long processus de décantation qui s’étale sur deux ans. On a passé beaucoup de temps à lire. Mais, je n’ai pas voulu en faire un biopic littéral, une personnification fidèle de Patti Smith. La pièce répond à une recherche à trois, Dany Boudreault, Céline Bonnier et moi, avec le concours d’Andréane Roy à la dramaturgie. Nous avons tellement fouillé pour retracer des écrits sur elle, des documents visuels et toute une iconographie, qu’à un moment donné je me suis perdue dans mes recherches. »

* Brigitte Haentjens. Photo par J-F Hétu.

Sur les traces de Patti Smith

Au printemps 2017, la metteure en scène est même allée en pèlerinage dans les rues de New York pour retrouver des lieux que Patti Smith a fréquentés. Du Chelsea Hotel qui à une époque louait des chambres en échange d’une peinture, au loft de son proche ami le photographe à scandale Robert Mapplethorpe, en passant par le fameux restaurant Max’s, elle a découvert  finalement que les lofts d’artistes issus de l’avant-garde dans le quartier Soho ont été remplacés par des boutiques de luxe.

La première fois qu’elle a entendu parler de Patti Smith, c’est quand elle a mis en scène True West de Sam Shepard en 1996. Ces deux-là ont eu une liaison amoureuse aussi brûlante que brève, pour se changer ensuite en amitié. Puis, il y a eu, lui faisant face, l’influence de Rimbaud, Genet, Kérouac, Ginsberg et d’autres encore.

Maigrichonne aux longs bras, Patti Smith à l’époque avait les cheveux noirs corbeau, le visage émacié, et arborait des vêtements usés d’homme lui donnant un air androgyne, ce qui était nouveau, et faisait d’elle l’une des premières figures féminines du rock. Elle aura été la « prêtresse du punk » avant l’heure, avec ses récitals de poésie accompagnés à la guitare électrique, bien avant l’éclosion du slam.

« Elle a été punk avant que le mot n’existe, soutient Brigitte Haentjens. Elle aura été aussi l’une des premières à refuser le modèle hypersexué pour les femmes. Déjà qu’il n’y avait pas beaucoup de femmes faisant du rock’n’roll. Elle a tout appris sur le tas, sachant cultiver son propre mythe qui la rendait unique en tant que chanteuse, poétesse et musicienne. Elle dessinait aussi très très bien. »

Le début des années 70 à New York a été une époque où tout devenait possible, et c’est cette liberté qui m’a inspirée. Aujourd’hui, on vit dans un monde où tout est formaté, même en art. Je ne veux pas être nostalgique, mais il y avait aussi un sens de la collectivité qui s’est perdu depuis. Patty Smith a vécu à fond sa vie de rockeuse, jusqu’à ce qu’elle chute de scène à Tampa, se cassant le cou, ce qui fait qu’elle a disparu pendant 10 ans ensuite, pour se consacrer à l’éducation de ses deux enfants à Détroit. Mais elle est toujours vivante, elle habite à New York et est encore très active.

Une chute de scène? « Quand elle se produisait sur scène, elle entrait dans une sorte de transe, une frénésie, comme les Derviches tourneurs. Je ne crois pas qu’elle ait eu un problème de dope. Elle avait plutôt un fort côté mystique, nourri sous une forme incantatoire. Elle était subjuguée par les hommes dans sa vie, ce qui est paradoxal. Mais, Patti Smith était à la fois cohérente et pleine de paradoxes. »

* Photo par J-F Hétu.

Incarner Patti

C’est Céline Bonnier, comédienne fétiche autant qu’Anne-Marie Cadieux et Sébastien Ricard, qui jouera le rôle de Patti. Mais pas seulement elle, tient à préciser la metteure en scène qui compte parmi les plus rigoureux ici, avec Denis Marleau, Lorraine Pintal, Serge Denoncourt ou Alice Ronfard. Brigitte Haentjens est une intellectuelle qui ne se prend pas la tête, même quand elle consacre son travail à des auteures de la trempe de Sylvia Plath, et des personnages féminins de prédilection au théâtre, tels Électre, Mademoiselle Julie, ou Molly Bloom.

« Parce que la nuit emprunte plus à la performance qu’à l’incarnation d’un personnage, ajoute-t-elle. Le spectacle a une forme inusitée, de par le mélange de ses différents éléments. Parfois même, les personnages ne sont pas précisés. » Y a-t-il un risque de confusion chez le spectateur? « Peut-être, répond-t-elle, mais ce n’est pas grave. La pièce est une réaction au refus de l’ordre établi et des schèmes existants. Le côté rebelle vis-à-vis des conventions sociales est une chose que nous avons en partage, Patti Smith et moi. »

Et c’est aussi ma jeunesse. Elle n’a jamais été une militante comme telle, mais ce qui me rejoint directement est son sens de la collectivité aux dépens de l’individualisme. J’aime qu’un artiste soit ouvert à toutes les disciplines. Ça, c’est proche de moi. J’aime cette liberté qui est une valeur fondamentale en tant que femme artiste et être humain.

En 1997, elle a fondé sa propre compagnie de théâtre, Sibyllines, avec laquelle elle aura célébré sur nos scènes des auteurs aussi marquants et exigeants que Müller, Faulkner, Koltès, Duras, Brecht, Büchner, Camus, Beckett, Albee aussi bien que Jean Marc Dalpé, Jeanne-Mance Delisle ou Louise Dupré. En parallèle, elle a publié quatre livres, dont son recueil de poèmes, D’éclats de peine, paru en 1991.

Née à Versailles en 1951, mais élevée de l’autre côté du pont de Sèvres, elle a reçu à Paris une formation auprès de Jacques Lecoq, ce pionnier plaçant le corps de l’acteur au centre même de l’acte théâtral. Puis, elle a tout quitté en 1977 pour venir s’installer à Ottawa au gré des circonstances et des hasards de la vie. De là, elle s’est retrouvée à la direction moribonde du Théâtre du Nouvel-Ontario qu’elle a relevé à Sudbury de 1982 à 1990, dans un Ontario anti-francophone où elle a livré bataille pour révéler des auteurs solides mais esseulés, comme Jean Marc Dalpé et Robert Bellefeuille.

De Versailles à Sudbury, elle se hissera en 2012 jusqu’à la direction artistique du Théâtre français du Centre National des Arts à Ottawa où elle est dans l’exercice d’un troisième mandat qui la mènera jusqu’en 2021.

Qu’est-ce qui fait qu’elle ne pourrait pas ne pas faire du théâtre? « C’est une bonne question. Pour moi, une salle de répétition est l’endroit au monde où je suis la plus heureuse. Au total, le théâtre est une expression. J’aime sa convivialité, j’aime que le théâtre soit une mise en commun, une recherche artistique commune. Je trouve cela tellement beau et émouvant. C’est fou la vie, quand même », conclue Brigitte Haentjens dans un grand éclat de rire.

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