crédit photo: Jean-François Gravel
Maneige

Maneige au Grand Théâtre | Cinquante ans après, l’ultime révérence

La formation Maneige, qui célébrait le 50e anniversaire de son premier album du même nom sorti en 1974, a fait ses adieux à son public lors d’un dernier concert à la salle Octave-Crémazie du Grand Théâtre de Québec le 5 avril 2025 dernier. Le groupe, fort de sept albums originaux, de nombreux enregistrements en concert et de rééditions au cours des années, tire sa révérence après cinq décennies d’existence. Principalement actif entre 1975 et 1983, Maneige a partagé la scène avec des monstres sacrés de la scène musicale britannique. Soft Machine, Gentle Giant, Ekseption et même King Crimson (alors que Maneige s’appelait encore Lasting Weep) ont croisé sa route. Pour leurs deux premiers albums, ils ont évolué sous la prestigieuse étiquette Harvest, qui hébergeait aussi Pink Floyd à l’époque.

Premier set : des retrouvailles en crescendo

D’emblée, les musiciens ont exprimé leur joie de conclure cette courte tournée d’adieu dans la ville de Québec. Le concert s’est ouvert sur une version raccourcie de l’atmosphérique et ludique de la pièce Les aventures de saxinette et clarophone, tirée de l’album Les porches. Le groupe nous a ensuite présenté quatre chansons de son quatrième opus Libre service (1978), ainsi qu’un titre de son troisième album, Ni vent… ni nouvelle (1977). Les pétoncles, sinueuse et envoûtante avec ses motifs répétitifs et hypnotiques, et Douce-amère, avec sa mélancolie lumineuse, ont été accompagnées par l’espièglerie des notes du vibraphone, évoquant irrésistiblement le jeu de Ruth Underwood dans certaines compositions de Frank Zappa.  À quelques adresses de l’univers zappaesque, la formation a conclu ce premier set avec la festive et imprévisible La noce de Libre service, alternant moments de jubilation et savants passages introspectifs. Ce titre, créé pour les noces d’un ami d’Alain Bergeron (flûtes, saxophone, claviers), n’a pas sauvé l’union matrimoniale selon les dires du multi-instrumentiste, mais a admirablement servi la légende du groupe. Après un démarrage sans grand éclat, mais avec une progression perceptible, cette première partie s’est terminée sur un élan qui annonçait les moments forts à venir.

Photo par Jean-François Gravel

Second set : le voyage sonore s’intensifie

Après un intermède de quinze minutes, Paul Picard (percussion) – que le batteur Gilles Schetagne a qualifié de « poète qui cimente les notes de l’ensemble » – a introduit la seconde partie avec une composition intimiste au handpan (un instrument à percussion mélodique). S’en est suivie l’efficace Toujours trop tard, rythmiquement complexe, aux accents cinématographiques, culminant dans une envolée finale impressionnante. Le percussionniste a ensuite évoqué un moment charnière de groupe : un concert mémorable sur la terrasse Dufferin qui a permis à la formation de se propulser dans le paysage musical québécois – anecdote chaleureusement accueillie par le public. Avec humour, il a souligné la difficulté du groupe à baptiser leurs compositions instrumentales (représentant 99,9 % de leur répertoire, à l’exception de l’intervention de Raoul Duguay sur Les porches de Notre-Dame), avant d’introduire Où ça, pièce exploratoire et spatiale. Le spectacle s’est poursuivi en alternant morceaux d’ensemble et moments de virtuosité. Un remarquable solo de vibraphone a permis d’introduire les deux derniers albums du parcours du groupe, avec la pièce Tangerine de Montréal, 6 am (1980), chatoyante et imprégnée du jazz-fusion, et Hey You de Images (1983), aux influences perceptibles de Weather Report. Ces pièces tardives dans l’histoire du groupe, malgré le savoir-faire de leurs créateurs, flirtent entre passages créatifs et moments plus datés, sans atteindre la splendeur des années fastes. Les musiciens ont ensuite revisité la ludique et virtuose Les folleries, avec ses surprenants changements de tempo, suivie de la kaléidoscopique Miro vibro, qui a soulevé l’enthousiasme du public pour clore le second set.

Photo par Jean-François Gravel

Rappel : quand passé et présent se rencontrent

Au rappel, Jean-François de Bellefeuille, pianiste et dernier arrivé dans la formation, a offert un solo avant que l’ensemble n’enchaîne  avec Les porches et Bullfrog dance. La version raccourcie de Les porches, où la voix et le verbe de Raoul Duguay ont été en partie remplacés avec élégance par la guitare, a livré toute sa puissance émotionnelle. Majestueuse et épique, cette construction symphonique en miniature a constitué l’un des beaux moments du concert. Bullfrog dance, avec ses rythmes syncopés, ses lignes de basse saillantes et le dialogue aérien de ses vents ancrés dans des harmonies solides, résume en six minutes tout ce que peut être Maneige. Une conclusion qui donnait raison à ce que Gilles Schetagne avait déclaré entre deux chansons, que : « Maneige, ce n’est pas un groupe, c’est une musique. »

Un dialogue intergénérationnel

Au-delà de la prestation musicale, les témoignages des musiciens ont enrichi cette soirée d’adieu. Alain Bergeron a contextualisé les compositions, tandis que les interventions pleines d’esprit de Paul Picard ont éclairé la dynamique entre les membres. Particulièrement touchant a été le récit du bassiste Yves Léonard, évoquant son enfance où la musique et la culture occupaient peu de place dans sa famille. Le piano familial restait silencieux, jusqu’à ce que les cousins et les oncles apportent une ouverture sur le monde. Découvrir Elvis à sept ans en regardant le Ed Sullivan Show – émission qu’on n’écoutait pas à la maison – puis les Beatles à treize ans lui a permis de trouver sa vocation : « C’est ce que je veux faire dans la vie ». Ce parcours l’a conduit à rencontrer Alain Bergeron à l’école Vincent-d’Indy, inaugurant une aventure musicale traversant les décennies avec des membres entrants et sortants. Il a souligné la présence de Sylvain Provost, talentueux guitariste, de Jean Vanasse, vibraphoniste fondateur de l’Orchestre Sympathique, et de Jean-François de Bellefeuille qui – a-t-il fait remarquer avec humour – n’était pas encore né lors de la parution du quatrième album du groupe.

Photo par Jean-François Gravel

Une histoire musicale en deux temps

Cette soirée d’adieu a été indéniablement réussie et a oscillé entre nostalgie et célébration. Pour certains admirateurs de longue date comme moi, la place restreinte accordée aux deux premiers albums a laissé une légère déception – choix compréhensible mais qui soulève la question de l’évolution artistique de la formation. L’histoire de Maneige se lit en deux chapitres distincts, le second débutant avec le départ de Jérôme Langlois après les deux premiers albums. Ce musicien, formé comme plusieurs membres à Vincent-d’Indy ou au conservatoire de Montréal, avait contribué à créer une dimension plus orchestrale et narrative dans les premières œuvres. L’album Les porches (1975), reste peut-être l’accomplissement ultime de leur répertoire, avec ses six mouvements surprenants qui s’enchaînent, donnant vie à une histoire sans paroles.

Comme l’écrivait Georges Hébert-Germain dans la presse en 1975 à propos de Maneige : « Des belles apparitions (Debussy, Pink Floyd, Ravel), toutes sortes de mondes, de styles et de genres musicaux qui s’accouplent avec un immense plaisir et dans une profonde harmonie… Maneige est une force. Une création véritable ». La période post-Langlois s’est orientée tranquillement vers des compositions plus courtes, plus accessibles, davantage ancrées dans le rock et le jazz que dans les fresques quasi-symphoniques des débuts. Ce changement de direction artistique évoque irrésistiblement la trajectoire de groupe tels que Genesis – bien que Maneige n’ait jamais revendiqué l’étiquette de musique progressive – entre l’ère Peter Gabriel, éclatée et théâtrale, et l’approche plus commerciale des années Phil Collins, réaction aux vents contraires des années 1980 et aux formats radio toujours plus restrictifs. Cette dualité suscite encore aujourd’hui des débats parmi les admirateurs, certains préférant la période orchestrale et narrative, d’autres, les compositions plus directes de la seconde phase. Michel Rivard, dans le livret de l’album Live 74/75, résumait parfaitement l’essence du groupe : « Dans la musique de Maneige, des images nouvelles, mais des images nouvelles de choses que l’on connaît », évoquant les incartades des musiciens et la palette instrumentale unique où guitare et basse côtoient percussions, vents et cuivres.

Sans frontières

Au-delà de ces considérations, la soirée a été unanimement appréciée. L’émotion vibrait tant sur la scène que dans la salle, célébrant l’héritage d’un groupe qui, sans connaître la notoriété internationale, demeure une référence incontournable dans l’histoire de la musique québécoise. Plus que l’étiquette « progressive » longtemps accolée à leur nom, c’est le terme « cross-over », évoqué par Alain Bergeron dans une entrevue récente qui capture leur essence. Ils sont parmi les pionniers d’une certaine démocratisation musicale, où cohabitent rock, classique, jazz, musique contemporaine et folklorique sans se soucier des étiquettes. Si les années 1980 ont sonné le glas de nombreux groupes avec des visions similaires, d’autres ont persisté dans l’ombre, empruntant des voies alternatives comme le « Rock in Opposition » (Thinking Plague) dans les années 1980 ou le post-rock des années 1990, revenant aux formes longues ignorées par les radios. Des groupes comme Mr. Bungle ou Secret Chief 3, pour ne citer que ceux-ci, plus métal et plus brusques dans leurs métamorphoses que Maneige, perpétuent aujourd’hui ce décloisonnement des genres initié dans les années 1970 par Frank Zappa et poursuivi dans le temps par des ovnis comme Naked City (avec John Zorn) au début des années 1990. Je ne me souviens pas d’où vient exactement cette citation, mais les musiciens de Maneige, toutes époques confondues, ont créé des « musiques pour des films qui n’existaient pas encore ou ne verraient jamais le jour ». Leurs tapisseries sonores continuent de révéler l’environnement d’une époque et méritent nos plus sincères hommages.

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