La Maladie de la mort

La Maladie de la mort de Marguerite Duras au Prospero | Divine Drapeau

Court théâtre poétique autant que long poème théâtral, La maladie de la mort est d’abord un bref roman de Marguerite Duras que la metteure en scène Martine Beaulne a adapté pour deux voix : le personnage de l’homme, interprété par Paul Savoie, formant un couple fantasmé avec la femme que Sylvie Drapeau incarne à la hauteur d’actrice d’exception qui la précède. Le tandem, aussi maladroit en amour qu’il soit, livre une performance absolument éblouissante au Théâtre Prospero.

*Photo par Émilie Lapointe.

Il ne faut surtout pas se laisser impressionner par l’immense aura littéraire de Marguerite Duras dont le roman L’Amant lui a valu le Goncourt en 1984 et a été traduit en 35 langues. L’écrivaine française, qui nous a donné comme cadeau de lecture une quarantaine de romans, s’est elle-même employée à en adapter certains pour le théâtre, comme Le Square en 1957.

Duras dramaturge

Duras a aussi été dramaturge à part entière, en particulier avec India Song, et plus tard avec Savannah Bay. L’écrivaine compte toujours autant de farouches lecteurs, des inconditionnels au-delà du féminisme qui glorifient partout dans le monde son œuvre à large portée philosophique.

Ce court roman qu’est La maladie de la mort a été écrit en 1982, alors que Marguerite Duras souffrait de graves problèmes liés à l’alcool, au point de devoir dicter son texte in extremis à son jeune compagnon, Yann Andrea. Avec délectation, l’on n’y retrouvera pas un seul mot de trop, rien de superflu ni dans le fond ni dans la forme. Ce texte pourrait même être chanté, tellement sa mécanique littéraire est réglée au quart de tour, comme une partition musicale.

« On entre dans cet univers comme dans un rap, ou dans toute autre forme de poésie », soutient Martine Beaulne dans son mot de la metteure en scène.

C’est toute la beauté d’écriture de cette mécanique limpide qui prend vie sur la scène du Prospero. Sans emprunter un accent français risquant l’écueil, Sylvie Drapeau et Paul Savoie s’expriment avec un débit ralenti, mordant avec une grande précision dans les mots, et rythmant leur respiration avec celle d’un texte qui élève l’esprit.

L’intrigue n’est pas banale : dans la chambre d’une maison en bord de mer, vidée de vie réelle, l’homme reçoit chaque nuit la visite tarifée de cette femme qui n’est pas une prostituée, et ce, conformément à leur entente de gré à gré. Les deux se vouvoient, parlant de leurs états d’âme à la troisième personne.

L’homme, tourmenté, distille le sentiment amoureux envers la femme qui ne le confond que davantage. L’amour sans amour, le corps de la femme tel un Everest à gravir, tel un mystère insaisissable, peinent à le satisfaire. Et si cette femme n’était qu’une ombre imaginée, un fantasme assouvi, une faiblesse abominable, un rêve éveillé?

*Photo par Émilie Lapointe.

Deux acteurs au diapason

Sylvie Drapeau, évanescente, dégage pureté et grâce dans sa longue robe au décolleté en dentelle noire affriolante que lui a dessinée Mérédith Caron. Elle livre toute la sensualité du texte de Duras avec une élocution parfaite, et une gestuelle sexuée qu’on croirait empruntée à la danse, se déplaçant avec langueur sur ce lit qui devient une scène en soi.

Alors que Paul Savoie en homme âgé esseulé, cherchant l’impossible absolu en amour, se torture l’âme avec une diction parfaite lui aussi. Des variantes de ton surprennent à l’occasion, tant est confus son questionnement affectif sur la planète femme, dont les fluctuations de tracé orbital désarçonnent depuis ce qui semble être toujours.

Martine Beaulne les a dirigés avec une grande sensibilité, sans renforts inutiles de dramatisation, et elle réussit sur cette petite scène les déplacements des acteurs avec une grande finesse. La scénographie de Richard Lacroix, avec son lit imposant entouré de murs translucides d’où coulera la pluie, est aussi un régal pour l’œil.

« Ce que l’on tait »

Tous les sens sont en éveil, et la metteure en scène tirera avec adresse le potentiel théâtral d’une situation bouleversante faisant de nous tous, même incrédules, des victimes éventuelles de la maladie de la mort.

Dans La Passion suspendue, publié en 1989, Marguerite Duras résumait bien l’essence de toute son œuvre en disant : « Ce qui m’intéresse, c’est l’étude de la fêlure, des vides impossibles à combler qui se creusent entre le mot et le geste, des résidus entre ce qui est dit et ce que l’on tait ».

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