Une soirée canadienne, version 2025 | The Tea Party en pantoufles dans les ténèbres, quand le rock ontarien se retrouve au MTelus
Le 3 décembre 2025, le MTelus accueillait trois groupes ontariens (Finger Eleven, Headstones et The Tea Party), tous trois fondés au début des années 90, réunis pour la première fois après des décennies de carrières parallèles. Une « Soirée canadienne » version 2025, si l’on transpose au rock contemporain cette émission phare des débuts de la télévision québécoise où nos familles présentaient leur folklore sous les caméras de Radio-Canada. Tout y était : la chaleur apparente, les sourires convenus, les numéros bien rodés. Et comme dans ces émissions d’autrefois, derrière le confort rassurant du spectacle familier se cachait un certain formatage, une danse aux pas tracés d’avance, un set carré, pour filer la métaphore folklorique.
Pour certains d’entre nous qui avons grandi dans les années 90, The Tea Party occupe une place particulière. À une époque où la bibliothèque familiale proposait principalement du classique, du jazz et du prog, ce trio de Windsor nous a forcés à revenir du côté du présent, là où les années 80 finissantes montraient des signes d’usure. Aux côtés de Radiohead, Björk, Tori Amos et consorts, The Tea Party a redonné vie à la musique contemporaine, créant ce pont entre les ambitions progressives et psychédéliques du rock des années 70 et l’énergie alternative naissante des années 90. Voir ce groupe sur scène en 2025, c’était donc revisiter une époque fondatrice, celle qui permettait à beaucoup de renouer avec la musique de leur temps.
Finger Eleven : l’ouverture énergique et ses mystères visuels
Finger Eleven a ouvert la soirée avec une énergie palpable, leur intro empruntant étrangement à la musique de Squid Game, un clin d’œil populaire et culturel inattendu. La qualité sonore était impeccable, mais ce sont surtout les projections scéniques qui ont retenu l’attention. Au-delà des aspects techniques irréprochables, certaines projections soulevaient des questions. Ces compositions visuelles donnaient cette curieuse impression de « greatest hits » visuel : séduisantes certes, mais à la signature artistique imprécise. L’œil exercé y décèle peut-être quelque chose de très contemporain. Je dis ça, je ne dis rien. Musicalement, le groupe de Burlington a puisé généreusement dans son catalogue, privilégiant l’ancien stock avec quelques incursions dans le nouveau matériel. De Above à Paralyzer en passant par One Thing, les succès étaient au rendez-vous. Moment surprenant : vers la fin du set, l’insertion d’un classique de Phil Collins entrecoupé d’AC/DC, amorçant cette pratique des reprises entremêlées qui deviendra une signature de la soirée. Somme toute, une première partie bien réussie et divertissante.
Headstones : l’exubérance qui s’étiole
Hugh Dillon et ses acolytes ont apporté ce qu’on attendait d’eux : une présence scénique électrisante, une exubérance brute et cette énergie punk rock qui a fait leur renommée. Dillon, frontman magnétique, a déployé toute sa théâtralité, jonglant entre intensité vocale et interactions spontanées avec le public. Le répertoire a également fait la part belle aux reprises : Low Rider de War, House of the Rising Sun, aux nombreux interprètes, Sympathy for the Devil des Rolling Stones, Time de Pink Floyd. L’énergie du groupe était indéniablement entraînante, mais après l’explosion initiale, la performance s’est installée dans une certaine prévisibilité.
Le piège des co-têtes d’affiche
Il faut soulever un problème récurrent de ce type de soirée : deux segments de plus d’une heure avant la pièce de résistance constituent rarement un choix judicieux. Une grande partie du public, venue principalement pour The Tea Party, avait perdu un peu de son attention au moment où le groupe montait enfin sur scène. Cette structure égalitaire (trois groupes, trois sets d’environ une heure) peut sembler démocratique sur papier, mais elle dessert paradoxalement la tête d’affiche en émoussant l’enthousiasme de ceux qui l’attendent. The Tea Party a peut-être considéré sa part faite du simple fait d’avoir accepté ce partage équitable. Peut-être cette fatigue collective a-t-elle influencé une prestation qui, comme nous le verrons, s’est révélée étrangement calibrée et confortable. Une structure qui n’est peut-être pas idéale pour un fan.
The Tea Party : des pantoufles dans les ténèbres
Et puis vint The Tea Party. La formation de Windsor, au sommet de sa gloire dans les années 90, portait sur ses épaules le poids des attentes. Les nôtres, en tout cas, celles de toute une génération pour qui ce groupe avait rouvert les portes de la musique contemporaine. Jeff Martin, chanteur au magnétisme indéniable, s’est adressé au public dans un charmant français, pratiqué à l’époque où il enregistrait à Montréal (notamment pour l’album Triptych), mais visiblement rouillé depuis son installation en Australie. « Salut mes amis. Ah Montréal, ça fait longtemps. Excusez mon français. »
Le groupe a ouvert avec Writing’s on the Wall (Seven Circles, 2004), dernière salve de leur période créative avant la séparation de 2005. Un choix intéressant qui plantait déjà le décor : nous n’assisterions pas à une exploration audacieuse, mais plutôt à une célébration bien rodée d’un catalogue établi. « Êtes-vous prêt ? », a ensuite lancé le chanteur avant d’attaquer The Bazaar (The Edges of Twilight, 1995), une pièce emblématique du groupe intégrant des percussions et des rythmes moyen-orientaux dans un cadre rock. Le charme s’est mis à opérer, se prolongeant par une invitation vers les ténèbres. Dans l’introduction de Psychopomp (Transmission, 1997), Martin a parsemé son propos de bribes de français, invitant la foule à suivre le guide dans cette descente. Une entrée en matière qui sonnait juste pour ce titre tiré de leur album le plus sombre et électronique, qui marquait un virage radical vers l’électronica et le sampling, dans la foulée de ce que Trent Reznor et Nine Inch Nails accomplissaient. Toutefois, cette invitation à plonger dans l’obscurité ne sera qu’à demi-honorée. Le groupe est resté sagement à la surface, sur le perron des ténèbres, dans le confort du répertoire.
Quand les classiques s’entremêlent
Après une interprétation de The Messenger (Triptych, 1999), reprise d’un titre de Daniel Lanois entrecoupée de Bobcaygeon des Tragically Hip (autre hommage à la musique canadienne dans les circonstances), The River (Splendor Solis, 1993) s’est déployé avec son riff de wah-wah caractéristique. Le morceau a laissé planer une aura de mystère qui s’est un temps entremêlée avec une reprise de Sober de Tool, avant de revenir sur le titre de départ. Après un « Merci mes amis, merci », Martin a attaqué un deuxième titre de Splendor Solis, Save Me, sur une rythmique hypnotique aux percussions moyen-orientales dont le groupe a le secret.
Bien que le leader de Tea Party ait toujours renié toute ressemblance avec les Doors, impossible d’ignorer que sa manière de s’adresser au public, de réciter plus que de chanter certains passages, évoque de vieilles réminiscences de Jim Morrison, particulièrement dans The End. Peut-être les similitudes s’arrêtent-elles là. Je le crois. Les influences de Led Zeppelin sont beaucoup plus prégnantes. La prise en main d’un archet par Martin afin de faire vibrer l’instrument à ce moment précis du spectacle n’est pas non plus sans rappeler les explorations guitaristiques de Jimmy Page. La chanson s’est terminée sur une invitation sentie : « Les amis, chantez », tout en invitant le balcon à se lever.
Sortant la guitare double manche (guitare 6 et 12 cordes), Jeff Martin a lancé Heaven Coming Down (Triptych, 1999), l’un de leurs plus grands succès. Bien que le chanteur lui-même l’ait souvent considérée comme trop radio-friendly et aux antipodes de la complexité de leur travail habituel, la chanson continue d’avoir le même ascendant sur une partie de son public.
Quand le charme opère enfin
L’interprétation de Temptation (Transmission, 1997) fut sans conteste un grand moment de la prestation. Le public, hypnotisé, répondait en chœur au chanteur qui scandait ce titre comme une incantation. Pour quelques minutes, la magie opérait vraiment.
Le groupe a ensuite enchaîné avec un autre titre de leur premier album, Winter Solstice (Splendor Solis), magnifiquement interprété à la douze cordes acoustique. Un retour bien accueilli aux racines blues et acoustiques du groupe. Un très beau moment, sobre et efficace, qui rappelait pourquoi ce trio a marqué les années 90.
Et puis vint trop rapidement, à notre grand désagrément, la fin annoncée d’avance avec les présentations d’usage des musiciens, avant l’exécution de Sister Awake (The Edges of Twilight, 1995), une pièce maîtresse considérée par beaucoup comme l’un des meilleurs morceaux rock des années 90. Appuyée sur les versions studio par un arsenal d’instruments exotiques, de la sitar au dumbek, l’adaptation live ne souffre heureusement d’aucun complexe, les rythmes moyen-orientaux parvenant toujours à créer cette atmosphère cérémonielle que seuls des groupes comme The Tea Party savent générer. Entrecoupée d’une version toute personnelle de Paint It Black des Rolling Stones, qui a permis de conclure sur les temps forts retrouvés de Sister Awake, la performance aurait pu être davantage transcendante si elle n’avait pas été introduite comme le dernier titre de la soirée (laissant des titres majeurs comme Fire in the Head sur la touche), ce que beaucoup de spectateurs ne voulaient réellement croire. Ces géants du rock qui nous invitaient plus tôt à plonger dans les ténèbres avaient déjà les pantoufles aux pieds, installés confortablement dans leur fauteuil, prêts à raconter leurs histoires inquiétantes et survoltées, mais sans prendre de risques, sans s’aventurer vraiment dans l’obscurité promise.
De la chaleur humaine, des pantoufles et un set plutôt carré
Voilà le paradoxe de cette soirée canadienne version 2025. Comme dans les émissions folkloriques d’autrefois où tout était chaleureux en apparence mais profondément « setté », Jeff Martin a « callé la danse ». Il s’est impliqué, il a charmé, il a dirigé, mais les pas étaient tracés d’avance. La chaleur était celle d’un feu contrôlé, jamais celle d’un incendie spontané. Du moins, pas pour The Tea Party. Les deux autres groupes ont été fidèles à eux-mêmes, alimentant ce feu à leur manière. Mais l’intensité s’est émoussée en cours de route, et le tout a fini trop tôt sur les braises.
Malgré quelques moments de grâce (Temptation, Sister Awake), le groupe a livré un set plutôt carré de son répertoire, prêt à plaire à un public large sans prendre de trop grands risques. Les pantoufles, malgré un magnétisme indéniable et une maîtrise technique certaine, se sont révélées trop confortables. Hormis ces moments de grâce indéniables parsemés de petites erreurs ça et là, la légende du groupe n’a pas réussi à se jucher au-dessus d’une performance en demi-teinte. Les pantoufles semblent avoir endormi le géant qui parlait d’aller à la rencontre du guide afin de descendre dans la pénombre. Peut-être faut-il se convaincre que le groupe n’est plus dans la conquête, mais qu’il a les pieds bien installés sur le pouf, à raconter sa légende.
Reste que pour les nostalgiques des années 90, pour ceux qui voulaient simplement revisiter cette époque où The Tea Party leur a permis de renouer avec la musique, la mission était partiellement accomplie. Mais pour ceux qui espéraient retrouver un peu la promesse de ce feu qui les avait rendus essentiels, il faudra peut-être attendre qu’ils retirent les pantoufles et se risquent à nouveau dans l’obscurité qu’ils évoquaient avec tant de conviction.
- Artiste(s)
- Finger Eleven, Headstones, The Tea Party
- Ville(s)
- Montréal
- Salle(s)
- MTELUS
- Catégorie(s)
- Alternatif, Hard rock, Punk,
Événements à venir
-
mercredi



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