Entrevue avec Lucie Boissinot, directrice artistique de l’École de danse contemporaine de Montréal
Reconnue pour son avant-gardisme et la rigueur de son enseignement, l’École de danse contemporaine de Montréal (EDCM) vient de présenter à l’Agora de la danse du Wilder deux spectacles de haut calibre avec ses étudiants de deuxième année pour « Les danses de la mi-chemin », et ceux de troisième année pour « Cru d’automne ». Deux shows livrés tête première devant les professionnels du milieu de la danse et un jeune et bruyant public, confirmant que la relève dans cette discipline des arts vivants se porte bien.
Depuis sa fondation en 1981, l’EDCM aura formé plus de 350 danseurs professionnels qui aujourd’hui parcourent le monde. Affiliée au Cégep du Vieux Montréal pour un programme technique réparti sur trois ans, l’École est accréditée par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur du Québec. Elle compte cette année 60 étudiants, lesquels ont entre 17 et 23 ans, et pour qui la danse est au cœur même de toute leur vie.
Lucie Boissinot, qui en est à sa quatorzième année en tant que directrice artistique de l’EDCM, explique:
La sélection des candidats se fait selon un processus d’auditions en deux tours. Nous recevons annuellement près de 150 dossiers de jeunes d’ici, et d’ailleurs aussi, et nous en prenons seulement entre 20 et 25, selon nos capacités. Ils auront entre 20 et 25 heures de cours par semaine, la totalité de notre programme sur trois ans étant de 2 400 heures. De là, nous offrons des cours de formation spécifique se rapportant à la musique, à l’histoire de la danse dans nos sociétés et à son évolution, par exemple, ce qui donne un cursus avec des spécialistes de différentes formes.
La plupart des enseignants sont des praticiens, qui ont dansé ou dansent encore professionnellement, promouvant ainsi leurs différentes spécialités auprès des futurs danseurs. Ils auront un spectacle à livrer à la fin de chaque session de 15 semaines, à raison de deux par année, pour un total de six incluant le spectacle des finissants qui sera offert au mois de mai. Les étudiants de première année, eux, s’intègrent au travail de ceux de deuxième année.
C’est la directrice artistique qui choisit les chorégraphes des œuvres à être présentées, et non parmi les moindres. Pour le programme double de Les danses de la mi-chemin, Lucie Boissinot a fait appel au Français Lucas Viallefond avec On peut pas s’empêcher de mourir, et à Dany Desjardins pour Age of Love.
Le premier chorégraphe a été formé au Conservatoire Supérieur de Paris où il a obtenu son Certificat d’Interprétation en 2009. En tant que disciple du Tanztheater allemand, il a dansé autant pour Galotta et Larrieu, qu’avec la compagnie Beau Geste qui l’a mené au Maroc et au Japon, avant la consécration au Théâtre du Châtelet à Paris.
Depuis 2010, il a enseigné au sein de diverses institutions internationales, comme auprès des danseurs du Bolchoï et à l’Opéra de Metz, aussi bien qu’à l’École de danse du Ballet de l’Opéra National de Paris, et dans pas moins de 13 pays sur la planète danse.
Le second, Dany Desjardins, est un ancien de l’École de danse contemporaine de Montréal. Il a travaillé avec la compagnie Marie Chouinard, PPS Danse, Daniel Léveillé Danse, la compagnie Dave St-Pierre, et entre autres encore, avec le rebelle et impénitent GroupedArtGravelArtGroup. Suite à une résidence de création à Berlin, il a présenté le solo On Air à Tangente. Et Dany Desjardins a ses habitudes au Théâtre La Chapelle Scènes Contemporaines où il vient de présenter Sang Bleu, une co-création avec la contorsionniste Andréane Leclerc.
* Photo par Maxime Côté.
La disparité inversée de la danse
Ce qui étonne par ailleurs à l’EDCM, c’est le ratio gars-filles. Dans On peut pas s’empêcher de mourir, qui reprend des extraits radiophoniques de Marguerite Duras, on retrouve 15 danseuses pour cinq danseurs, parmi lesquels une révélation prometteuse en la personne de Valentin Rosso. « En général, commente Lucie Boissinot, il y a plus de filles que de garçons qui sont attirées par la danse contemporaine. Recruter de jeunes hommes qui veulent faire une carrière en danse est plus difficile, et ce n’est pas par préjugés, car la question des genres est dans l’air du temps. Mais, il y a deux ans, on avait un nombre égal, et c’est ce qu’on aimerait toujours. »
Le même déséquilibre se retrouvera avec les étudiants de troisième année pour le programme triple de Cru d’automne. Dans TOC, chorégraphié par Iker Arrue, nous sommes en présence de deux danseurs pour 17 danseuses. Play, une œuvre minimaliste étrange, proche du mime avec ses jeux de regards et ses mouvements du cou, dirigée par Anne Thériault, repose uniquement sur neuf danseuses. Alors que À la douleur, une recomposition pour 10 interprètes par Virginie Brunelle de sa pièce À la douleur que j’ai créée en 2016, compte huit danseuses pour deux danseurs.
Encore là, pour cette deuxième soirée de danse que l’on ne croirait vraiment pas offerte par des étudiants, Lucie Boissinot a invité des chorégraphes aussi convaincants que de styles très différents. Iker Arrue, originaire de San Sebastian au Pays basque, qui s’est mis à la danse après des études en architecture, dirige depuis 2009 la compagnie AI DO PROJECT qui fait se rencontrer et s’inter-influencer aïkido et danse contemporaine, en quête constante d’un renouveau du langage chorégraphique.
« Iker est un orfèvre du geste, confirme Lucie Boissinot. Il en creuse les sillons inlassablement, en quête de sa vision du parfait. C’est un homme profondément engagé dans sa démarche créatrice. »
Anne Thériault, chorégraphe et interprète, puise aussi à même différents champs artistiques. Cette ancienne de l’EDCM, diplômée en 2007, se plaît à expérimenter le métissage entre danse et théâtre, comme elle l’a fait pour Ainsi parlait… de Frédérick Gravel et Étienne Lepage, ou encore La Fureur de ce que je pense par l’inspirante et toujours si rigoureuse Marie Brassard, une émule de Robert Lepage.
Quant à Virginie Brunelle, bachelière de l’UQAM en Danse/Création, elle dirige sa compagnie éponyme depuis 2009. On lui doit, entre autres, Foutrement en 2010, et PLOMB qui s’est promené de 2013 à 2017. Elle perçoit la danse comme un chant visuel rassembleur, un poème doux-amer empreint d’humanisme à propos de la souffrance des combats quotidiens qui sont le lot de tous. À la douleur, au-delà de sa modernité, s’appuie sur le classicisme des musiques de Satie et de Vivaldi aussi bien que sur le compositeur contemporain Philip Glass. L’épisode montrant une longue étreinte entre les deux danseurs est bien de notre temps.
Absence de nudité
Alors que certains chorégraphes en ont fait leur marque de commerce, il n’y a pas de nudité dans les spectacles des étudiants de l’EDCM. « Il y a de la nudité en danse contemporaine, mais jamais dans nos spectacles, tranche Lucie Boissinot. Je suis partie prenante pour que les jeunes danseurs décident plus tard de s’exposer ou non à la nudité. Jamais je n’obligerais les jeunes à la nudité totale. D’ailleurs, comment pourrait-on enseigner la nudité? Ça ne se forme pas, ça. »
Les spectacles des étudiants de l’EDCM sont très courus par un public jeune et démonstratif. « Les jeunes aiment partager avec d’autres jeunes », commente Lucie Boissinot qui œuvre dans le milieu de la danse depuis plus de 40 ans en tant que danseuse, chorégraphe et pédagogue. Entre 1979 et 2003, elle a dansé successivement pour les Grands Ballets, le Toronto Dance Theatre, la compagnie Danse Partout et la Fondation Jean-Pierre Perreault.
Elle a joué également un rôle de premier plan au sein du Regroupement québécois de la danse. La mission de l’École de danse contemporaine de Montréal sous son règne, continue d’être celle d’un incubateur de talents.
« L’École est vraiment un creuset, conclura-t-elle. Tout le milieu de la danse professionnelle passe par l’École à un moment ou à un autre. Tous sont curieux de connaître les danseurs de demain, et se donnent rendez-vous pour accueillir cette jeunesse-là. Il y a un désir de rencontre assez formidable! »
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