crédit photo: Maxim Paré-Fortin
Use et abuse

Use et abuse | Quand l’art pousse son cri contre l’économie qui l’étouffe

Il y a des soirs où une scène devient un champ de bataille invisible, un territoire où deux forces qu’on croyait compatibles cessent soudain de se tolérer. Au Périscope, Christian Lapointe et Alix Dufresne ont livré une performance qui n’en est pas vraiment une, un geste vivant qui se tord et se réinvente sous les yeux du public, pendant qu’en arrière plan, sur un écran géant, le philosophe Alain Deneault expose sans détour Comment l’industrie culturelle use et abuse de l’art. Deux langages, deux rythmes, deux réalités qui se chevauchent sans se toucher vraiment, rappelant combien on a mélangé deux choses qui ne devraient jamais cohabiter : l’art et le capitalisme.

Avant que la conférence enregistrée ne débute, la scène appartient entièrement au comédien. Il arrive du même passage que le public, rapide, presque trop pressé, comme ces vies qui courent sans direction précise. Il se rend à une console, manipule des boutons, et dans le noir de la scène, alors que la salle, elle, demeure pleinement éclairée, il va chercher une première table pliante. Elle refuse de s’ouvrir, s’entête, résiste. Comme si même le décor hésitait à se prêter au jeu. Une fois vaincue, la table cède, puis une seconde appairait, docile cette fois. Lapointe remplit un verre d’eau, le tend au public, hasard ou préméditation ? Impossible à dire, et c’est exactement le point. L’art flirte toujours avec l’incertitude.

Il installe ensuite un projecteur. L’écran s’allume. Ce n’est que quelques minutes plus tard que s’amorce la conférence d’Alain Deneault. Son discours, dense et vif, s’attaque à l’économie de la culture : rentabilité exigée, rendement imposé, capital symbolique transformé en monnaie d’échange. Des mots qui interrogent, qui tentent de désigner l’indicible : comment l’art, jadis espace libre, est devenu industrie, processus de gestion, champ de gouvernance. Une réflexion qui va trop vite pour se laisser assimiler pleinement, il faudrait arrêter le temps, relire, revenir en arrière. Mais ici, tout avance, tout file, rien ne retient rien.

Pendant que les mots fusent, le comédien vide des bacs sur les tables, étale, trie, dépose ce qui pourrait servir l’art. Nos yeux sont happés par la scène pendant que nos oreilles tentent de suivre la philosophie. Le cerveau s’essouffle, incapable de tout absorber, et cette limite-là devient elle aussi partie du propos : même nous, en tant que spectateurs, sommes incapables de faire cohabiter pensée profonde et surcharge sensorielle. Comment l’art pourrait-il sans cesse se renouveler ?

Use et abuse* Photo par Maxim Paré-Fortin.

Le comédien déroule un long ruban blanc sur le sol, y trace un cadre, une frontière, sa propre cage. Il marche dessus comme un funambule, s’entoure la bouche du même ruban, se bande, s’empêche. L’image est puissante: l’artiste qui, face au capitalisme, doit se limiter pour exister, doit taire sa voix pour survivre, doit choisir entre authenticité et rentabilité.

Puis la performance bascule dans l’extrême. Le comédien se soulage dans un plat, retire ses vêtements du bas de son corps, court nu en rond à l’intérieur du cadre qu’il s’est lui-même imposé, enfile une cravate, se travestit de chemise et veston toujours en mouvement. Une odeur d’oeuf flotte dans la salle, accident ou élément scénique, on ne sait pas. Il met de la musique, elle s’impose, forte, zombie, couvre la voix du philosophe avant qu’il ne l’arrête, net. Il boit son urine, se gargarise au micro, des hauts-le-coeur secouant son corps. Certains rient, peut-être nerveusement. Le rire devient parfois réflexe de survie, façon maladroite d’adoucir l’inconfort.

Il se remet nu. Cherche comment exister. Se flagelle avec une ceinture ; CLAC, CLAC. Chaque coup résonne dans les corps assis, rappel brutal de ce que certains artistes endurent pour se renouveler, se démarquer, exister. Il lève plus tard une pancarte où l’on peut lire: Je veux mourir. Puis une autre : J’aime Hydro. L’absurde devient révélation, lorsqu’on force l’art à entrer dans les cases du marché, il se dénature, se corrompt, se perd.

Use et abuse* Photo par Maxim Paré-Fortin.

Il prend ensuite une pancarte électorale du ministre de la culture et des communications, Mathieu Lacombe, et se place devant le projecteur. Le visage du ministre se superpose au discours du philosophe, créant une fusion dérangeante: politique et pensée qui se frottent l’une à l’autre sans jamais s’écouter vraiment tout en côtoyant la nudité de l’artiste qui cherche à continuer d’être vu.

Au fond, frôlant l’écran, la comédienne apparait nue elle aussi, glissant d’un coté à l’autre de la scène en cachant son sexe de ses mains. Elle finit par s’habiller, se coiffer, enfiler une perruque d’Einstein, et lit le texte pour le public à une vitesse saccadée. Aucune conversation avec son partenaire de scène. Aucun mot échangé. Pourtant tout communique: les gestes, les corps, les intentions. L’art parle mieux quand il ne parle pas.

Use et abuse* Photo par Maxim Paré-Fortin.

Et puis, l’inévitable. Le moment annoncé avant la représentation : une scène de viol. Mais c’est elle, armée d’un strap-on, qui agresse le comédien. Le renversement est violent, dérangeant, presque insoutenable. Une métaphore poussée à son paroxysme : l’industrie, celle qui façonne les normes, qui impose les cadres, s’introduit dans le corps de l’artiste, le pénètre, le maitrise, le plie à son exigence, l’avilit.

La performance secoue jusqu’à son plus profond. Tout y est éclaté, imprévisible, cru. Les artistes donnent un niveau de présence, de vulnérabilité, de don de soi rarement atteint. On ressort troublé, sans certitude, sans réponse. On comprend qu’on ne peut pas tout comprendre; qu’il faut laisser l’oeuvre agir, mordre, déranger, bousculer.

Parce qu’au fond, Use et abuse ne cherche pas la beauté ni l’adhésion. Use et abuse cherche à montrer l’absurdité d’un système qui exige de l’art qu’il soit rentable, différent, compétitif. Use et abuse hurle que la création ne devrait pas être une performance de survie.

Et dans le silence qui suit les applaudissements, quelque chose vibrera en nous, longtemps, disloqué…

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