Ultimes adieux à Réjean Ducharme au TNM | D’enfantôme à fantôme

Artistes ayant fréquenté son œuvre immensément riche et singulière, membres de sa famille et grand public se sont massés dans le hall du Théâtre du Nouveau Monde dimanche soir pour rendre hommage à l’énigmatique écrivain invisible Réjean Ducharme qui nous a quittés le 21 août dernier à l’âge de 76 ans. Une cérémonie à la fois sobre et événementielle pour l’écrivain qui méritait des funérailles nationales mais qui n’en aurait pas voulu, fidèle à lui-même et aux personnages si caractéristiques qu’il a créés en se cachant du reste du monde, celui des adultes à qui il se refusait d’appartenir.

La directrice artistique du TNM, Lorraine Pintal, qui a maintes fois signé des mises en scène percutantes des pièces de Réjean Ducharme, voulait une cérémonie en douceur et en chaleur, surtout pas un spectacle. Ainsi, elle a confié à Martin Faucher, metteur en scène du brillant collage À quelle heure on meurt?, le soin de présenter les participants venus témoigner de leur admiration, ou lire en les interprétant des extraits de l’œuvre si éclatée de celui qui avait marqué un grand coup dans le monde littéraire en publiant  chez Gallimard à seulement 24 ans en 1966 son premier roman, L’Avalée des avalés, qui fut aussitôt mis en nomination pour le Goncourt.

« Il écrivait des histoires d’enfance, de désespérance et d’émerveillement, avec des figures de style inoubliables, des jeux de mots parfois cons comme la lune, des paroles de chansons à vous déchirer le cœur, des répliques de films méritant 15 Oscar, des bijoux littéraires qui vous accompagnent pour toute la vie. Jamais je ne l’ai rencontré, mais je le connaissais bien, du moins j’aime à le croire », confiait le directeur du Festival TransAmériques en guise d’introduction à la comédienne Sophie Cadieux qui entonna les terribles mots du personnage de Bérénice : « Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est parce que je vois que suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. »

Robert Charlebois, qui ne pouvait être présent, a toujours louangé avec respect et retenue celui qui lui a écrit une trentaine de chansons, toutes des hits, dont J’t’haïs aussi bien que J’veux d’l’amour. C’est Louise Forestier sur cette petite scène improvisée qui a chanté magnifiquement à sa place.

Pascale Galipeau, la fille de Pauline Julien qui figurait parmi les rares amis de Ducharme, est venue raconter une soirée folle d’adolescence à La Ronde avec lui, comme on ne l’aurait jamais imaginé. En se demandant si l’évocation de cette soirée était morale, compte tenu du choix de vie de l’écrivain, elle a ajouté : « Là où il est maintenant, il est à l’abri du monde ».

Il ne faut pas oublier que sa pièce Le Cid maghané, jamais publiée, a précédé de peu la création des Belles-Sœurs de Michel Tremblay, et amené sans honte notre joual identitaire sur nos scènes de théâtre. On ne s’étonnera pas que, outre Lorraine Pintal en tandem avec la scénographe Danièle Lévesque, des metteurs en scène avisés comme Yvan Canuel, Gaëtan Labrèche, Jean-Pierre Ronfard, André Brassard et Dominic Champagne se soient intéressés à son œuvre de précurseur impénitent.

Pour sa part, le dramaturge Larry Tremblay est venu lire la très belle lettre que le grand écrivain français J.M.G. Le Clézio a adressée à Réjean Ducharme peu après la mort l’année dernière de sa conjointe, la comédienne Claire Richard qui fut le trait-d’union, la complice indéfectible, l’intermédiaire irremplaçable entre l’écrivain-fantôme, le milieu littéraire, la voracité des médias et le monde du théâtre, sinon le monde tout court.

« Je n’oublie pas l’année où vous êtes entré dans notre ciel avec trois romans, L’Avalée des avalés, Le Nez qui voque et L’Océantume. Un ton, une voix, l’ironie de vos mots tendres ou violents, des mots qui volent et se répondent comme des collages, des mots mâchés par les jeunes sur la rue ou les vieux au bord du chemin, une langue inventée qui déborde de votre cœur, éternel rebelle », lui a écrit alors Le Clézio.

La comédienne Anne-Marie Cadieux, figure de proue de l’univers ducharmien, qui a été de la distribution de Ha Ha!… et de L’Hiver de force, a livré une performance flamboyante au micro à même les mots de l’écrivain qu’elle a tant aimé jouer sur scène.

Même chose pour Marie Tifo, au cœur de la si belle rencontre entre Ducharme et Pintal au théâtre, tout aussi mémorable sur scène qu’elle l’avait été au cinéma dans le film sur la corde raide de Francis Mankiewicz, Les bons débarras, scénarisé par un Réjean Ducharme obsédé par les relations affectives butées entre une mère et sa fille interprétée magistralement par Charlotte Laurier, qui s’aiment, mais mal.

Craignant de ne pas être à la hauteur, Marie Tifo, ardente et sincère comme toujours, a emprunté les mots que Monique Proulx avait utilisés dans sa lettre ouverte publiée dans La Presse après l’annonce du décès de Ducharme. Intitulé Qui est mort?, son texte évoque « la rumeur voulant que le personnage principal des livres de Réjean Ducharme soit mort sans l’assentiment de son auteur », parlant d’un écrivain « qui maniait les obus comme s’ils étaient des fleurs », le remerciant pour « ces mots qui vont chercher en nous cette parcelle de pureté intransigeante », et en concluant pour se consoler que maintenant « l’œuvre existe par elle-même, dépêtrée de celui qui l’a mise au monde ».

La comédienne Markita Boies a lu des extraits de La Fille de Christophe Colomb qui s’appelait Colombe Colomb, comme l’ont fait pour d’autres ouvrages encore Paul Savoie, Évelyne Rompré, Frédéric Dubois, Pierre Curzi, Sophie Clément, Monique Spaziani et Benoît Vermulen.

Même son ancien éditeur chez Gallimard, Rolf Puls, est venu raconter ce qui ressortait de la seule entrevue que Réjean Ducharme ait jamais accordée pour la parution de son premier roman, soit celle à un Gérald Godin jeune à qui il disait : « Je ne veux pas que ma face soit connue. Je ne veux pas qu’on fasse le lien entre moi et mon roman. Je ne veux pas être pris pour un écrivain ». Avec beaucoup de sensibilité, l’éditeur a parlé ensuite de « l’inconvénient d’être né », ajoutant à la Ducharme que « un enfant s’use ».

Tel un trésor trouvé au fond de l’océan, les Éditions du passage viennent de publier Lactume, un recueil de 198 dessins de Réjean Ducharme accompagnés de courts textes par celui qui à ses heures était aussi un artiste en arts visuels. À ses sculptures, conçues essentiellement à partir d’objets hétéroclites trouvés sur sa route en prenant sa marche quotidienne, il avait donné le nom de Trophoux qu’il signait sous l’appellation de son double, Roch Plante. Une lecture-spectacle autour de Lactume par cette autre actrice ducharmienne qu’est Markita Boies, sous la direction de Martin Faucher, se donne d’ailleurs ces jours-ci dans le cadre du Festival international de la littérature.

L’année dernière, Lorraine Pintal a présenté au FIL également son adaptation théâtrale de L’Avalée des avalés qui pourrait bien être créée en France, « parce que l’occasion se présente » selon ses dires, pour ensuite être programmée au TNM aux environs de 2020. L’on se souviendra que son adaptation du roman L’Hiver de force, qu’elle qualifie avec un soupir de « tour de force », lui a ouvert déjà les portes de l’Odéon à Paris.

« On sent un vide immense, dira-t-elle, mais c’est comme si son absence de toujours nous le rendait plus présent maintenant. Nous sommes les gardiens de sa mémoire. Son œuvre va lui survivre. »

Ce à quoi Réjean Ducharme aurait sans doute répondu par les premiers mots ouvrant son avant-dernier roman, Va savoir : « Tu l’as dit Mamie, la vie il n’y a pas d’avenir là-dedans, il faut investir ailleurs. »

Ou encore, par le préambule de L’Avalée des avalés où l’écrivain déjà mythique disait à propos de lui-même : « La prochaine fois que je mourrai, ce sera la première fois ».

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