crédit photo: Geneviève Gauthier
Dakh Daughters

Ukraine Fire de Dakh Daughters | Âmes sensibles, prière de s’abstenir

C’est avec beaucoup d’humilité que les prochaines lignes sont écrites. Bien que je ne me sois jamais sentie aussi proche des atrocités du conflit en Ukraine, l’histoire qui nous sera racontée n’est pas la mienne. J’ai souffert durant cette soirée, souffert d’une douleur que je n’oserais jamais comparer à celle de la diaspora ukrainienne présente en grand nombre au Théâtre Plaza venu voir Dakh Daughters.

L’histoire doit être racontée

En entrant dans cette magnifique salle à la décoration néoromantique plus que centenaire, on observe sur scène les armes de la résistance soigneusement disposées de gauche à droite : un violoncelle, une batterie, un clavier, deux contrebasses (dont une magnifique contrebasse noire), un violon et une guitare acoustique. Annonciateur d’un spectacle désorientant, l’éclairage se tamise, tire vers le rouge, puis une main blanche ouverte et lumineuse  apparaît en arrière-scène : « Stop War » nous implore-t-elle.

Les cinq membres de la troupe Dakh Daughters (elles sont sept d’ordinaire) entrent sur scène sobrement et prennent place devant leurs instruments. Elles ont le visage farté de blanc, les lèvres rouges saillantes, les sourcils tracés d’un trait noir. La main blanche disparait et laisse place à des projections évoquant la guerre, la destruction, l’exode… Armageddon.

C’est d’ailleurs à ce lieu de bataille du texte de l’Apocalypse que les écrits projetés comparent la ville d’Irpin. On avertit les âmes sensibles que l’histoire doit être racontée. Les visages de la bande sont stoïques et froids, ce sont les visages du devoir à accomplir. Devant nous, la guitariste verse des larmes en silence. Ce que la bande sonore nous raconte en ukrainien, et que les sous-titres français nous décrivent, c’est son histoire. Pas celle de son passé, mais bien celle de son présent.

Après cette scène qui dura de nombreuses minutes, les musiciennes demanderont une minute de silence en l’honneur de l’Ukraine et prendront finalement leur instrument pour entamer une prestation qu’on n’est pas près d’oublier.

Les paroles bricolées à partir de fragment de textes folkloriques ukrainiens, de classiques, de témoignages de proches restés en Ukraine et d’autres inspirations personnelles, sont parfois récitées, parfois criées. Ils décrivent l’horreur de la guerre, celle qu’on « refuse de voir » ou qu’ « on ne peut voir » puisque les journalistes n’y ont pas accès.

On y parle d’un personnage « ivre d’une violence absurde » et se questionne sur les causes de la tolérance internationale d’un tel personnage.

Le violoncelle est solennel, la contrebasse angoissante et la guitare discrète.

Sur certains titres, la puissance et le rythme soutenu du tambour auxquels est superposé des cris proches évoquant ceux lancés au moment de rallier les troupes, nous rapprochent de la marche militaire. Manifestation amplifiée de l’angoisse et du désespoir qui se dégagent de cette tragique première partie, devant la scène, une dame quinquagénaire vêtue d’un veston jaune verse des larmes glacées sur ses joues. Il est temps de tourner la page de ce cabaret macabre pour éviter que l’angoisse atteigne un point de non-retour.

Place au cabaret burlesque et profondément punk

Après une première partie troublante, il était maintenant le temps de laisser jaillir le feu brûlant de la douleur. Les incroyables bêtes de scènes que sont ces multi-instrumentistes et comédiennes ont enchainé avec ce pour quoi elles sont reconnues : un cabaret burlesque, revendicateur et déroutant. Comme pour crier haut et fort qu’elles sont belles et bien européennes, c’est en plusieurs langues qu’elles s’expriment à travers leurs chansons, et en français qu’elles s’adressent au public, pourtant majoritairement ukrainien.

C’est qu’à partir de ce moment qu’on remarque davantage leurs accoutrements. Elles portent toutes une coiffe originale (plumes, rubans, foulard), des t-shirts noirs à leur effigie et des jupes de ballerines. Évoquant leur côté très punk, en référence au mouvement culturel contestataire et non au genre musical, elles portent des collants noirs troués ou ornés de damier et des bottes noires de combat.

Elles manipulent nos émotions avec soin lors de cette deuxième partie, alternant avec justesse entre moments de frénésie et d’allégresse. Cette soirée n’a rien de routinier ou de confortable. On entend des influences de folklore ukrainien (Lyudyna), du rock à la PJ Harvey (If), mais aussi de rap (I Want) et du reggae. On flirte même du côté du cirque lorsque les comédiennes bougent comme si elles étaient des mimes et que la percussionniste feint de tomber de son tom sur lequel elle s’est assise après l’avoir placé au milieu de la scène.

 

Une « master class » de divertissement et d’art engagé

Un des moments forts de la soirée est sans aucun doute l’interprétation de Rozy / Donbass (des Roses pour le Donbass), le titre qui leur a conféré une reconnaissance internationale. Basé sur le Sonnet 35 de Shakespeare et des chansons folkloriques ukrainiennes, c’est avec ce titre qu’elles avaient enflammé la place Maïdan lors de la révolution de la Dignité en 2014.

On sent dans la performance de Dakh Daughters une volonté urgente de chanter pour témoigner et jouer pour résister. Elles nous prouvent par leur performance que la résistance ne s’exprime pas que par les armes, mais aussi par l’expression haute et forte de sa culture. Elles sont troublantes, touchantes et charmantes.

La prochaine fois sera lumineuse

Comme pour tous les conflits qui sévissent, on garde espoir que celui en Ukraine prendra fin très bientôt et que la reconstruction sera miséricordieuse. Ainsi, lorsque le promoteur MoLoKo, à l’origine de la visite des Dakh Daughters, les ramènera à Montréal, le ton pourra être plus léger. Qui sait, on pourra peut-être même entendre sur scène leur excellente version de Sympathique (Je ne veux pas travailler) du groupe Pink Martini.

 

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