crédit photo: Stéphane Bourgeois
Le bizarre incident du chien pendant la nuit

Le bizarre incident du chien pendant la nuit | Quand le monde se tord pour épouser le regard d’un enfant

Il arrive que le théâtre secoue dès les premiers instants, comme une claque qui oblige à rester éveillée. Au Théâtre du Trident, Le bizarre incident du chien pendant la nuit s’ouvre raide, avec une femme qui répète en boucle « Fuck », pendant qu’au devant de la scène, recroquevillé derrière une fourche plantée, un adolescent semble se protéger du monde. Déjà, la tension est palpable, le mystère s’installe. Cette pièce, adaptée du roman de Mark Haddon, fait basculer la salle dans l’univers de Christopher, un garçon neurodivergent qui décide de mener une enquête sur la mort du chien de sa voisine. Une enquête qui, bien vite, se transforme en quête intérieure et familiale, là où le vérité blesse plus qu’elle ne libère.

Marianne Marceau, habitée

Impossible de parler de cette production sans s’arrêter longuement sur Marianne Marceau. Extraordinaire. Magistrale. Grandiose. Son interprétation transcende le rôle au point qu’on en vient à douter: est-ce une femme, un homme, un vrai adolescent qu’on a devant nous?

Elle est Christopher, tout simplement. Son corps, ses mouvements, ses regards, sa voix, ses mimiques: rien n’échappe à sa maitrise. Quand elle se met en boule, se balance d’une jambe à l’autre, se bouche les oreilles avec les mains, on y croit. Quand Christopher nous agace alors qu’il a le « piton collé » on oublie que c’est une comédienne. Quand il nous fascine par son intelligence, ses connaissances, quand il nous émeut avec sa naïveté, on se surprend à vouloir le protéger, à lui ébouriffer les cheveux, à tendre des bras qu’il repousserait, incapable de tout contact physique autre que celui d’une paume contre une paume.

Rarement un rôle aura été incarné avec une telle intensité.

photo : stéphane bourgeois* Photo par Stéphane Bourgeois.

Une enquête… et une trahison

Au départ, Christopher veut simplement découvrir qui a tué Wellington, le chien de Mme Sheins. La fourche qu’il voit plantée dans l’animal devient le point de départ d’une enquête méthodique, digne d’un détective de roman policier. Mais ce n’est pas tant le crime qui importe que ce qu’il révèle; les mensonges, les silences et les fuites d’un monde adulte qui peine à composer avec la différence. Son père lui avait raconté que sa mère était morte d’un problème au coeur. Ce n’est que plus tard que Christopher comprend que ce récit était une invention destinée à protéger une vérité autrement plus douloureuse. Le père, dépassé, tente tant bien que mal de préserver son fils d’une vérité qu’il juge insoutenable.

Mais plus Christopher avance dans son enquête, plus les fissures apparaissent dans le récit familial. Les mensonges s’empilent, et l’adolescent, qui a besoin de repères clairs, voit ses certitudes s’effondrer une à une. Le doute s’installe: si la réalité est manipulée à ce point, qu’est-ce qui reste vrai? Quand enfin éclate l’aveu de trop, le monde bascule. La confiance se brise net, et la peur s’infiltre dans chaque recoin de son esprit.

Le décor se déploie en grands modules roulants qui bougent sans cesse, reflétant l’instabilité du regard de Christopher. Des carrés lumineux au plafond changent de couleur, comme un baromètre émotionnel. Parfois, une comédienne lit a haute voix ce que Christopher a écrit ou aurait pu écrire dans son journal, donnant accès à une voix intérieure d’une précision photographique.

photo : stéphane bourgeois* Photo par Stéphane Bourgeois.

La mise en scène ose aussi la distorsion: entouré de personnages affublés de masques cubistes rappelant Picasso, Christopher traverse un univers qui se déforme, comme si la réalité n’existait qu’à travers son prisme. Cette audace visuelle fascine, même si certains choix fatiguent. Le procédé où l’enseignante répète les paroles de la directrice avant qu’on entende celle-ci les dire à son tour amuse la première fois, mais lasse à force d’être repris. Le rire de quelque spectateurs se transforme alors en agacement partagé.

Du rouge partout. Pour son hoodie, ses espadrilles, ses bottes de pluie, son obsession à compter les autos rouges qui lui garantissent une bonne journée. Rouge encore dans le colorant qu’il ajoute à ses repas pour qu’il réussisse à les avaler. Et rouge, surtout, dans cette pelote de laine qui revient comme un fil conducteur, petit ou énorme, statique ou enroulé, mystérieux et symbolique. Dans le tradition japonaise, le fil rouge représente le lien invisible du destin, et sur scène, il se charge de ce sens flottant, ce qui relie malgré tout, ce qui guide même dans l’anarchie. À travers lui, on devine plus qu’on comprend, comme si le symbole lui-même résistait à une explication.

photo : stéphane bourgeois* Photo par Stéphane Bourgeois.

Un moment trouble glace la salle: le père perd patience et lance à son fils un « Es-tu débile? ». La gifle atteint le public autant que Christopher. Plus tard, le choc est encore plus violent; en fouillant dans la penderie de son père, l’adolescent découvre  des dizaines de lettres de sa mère, preuve éclatante du mensonge paternel. Son corps craque sous la douleur, vomissant partout avant de s’effondrer dans un sommeil de désespoir au milieu des missives. La scène est dure, viscérale. Elle rappelle que la pire des trahison n’est pas la mort, mais le mensonge de ceux en qui on croyait pouvoir avoir confiance.

Et c’est dans ce climat de vérité éclatée qu’arrive l’aveu ultime du père, celui qui achève de rompre le fragile lien entre les deux. La peur s’installe: si l’homme devant le protéger a pu commettre un tel geste, que reste-t-il de sa sécurité?

Et pourtant, l’espoir s’infiltre. Christopher, armé de sa logique implacable, de ses obsessions mathématiques et de son regard unique, parvient à rejoindre sa mère toujours vivante, à Londres. Celle-ci, usée par la lourdeur de sa vie, avoue qu’elle était fatigué, manquait de patience. Mais Christopher, malgré tout, avance. La mise en scène le place au centre, porté presque malgré lui par les autres, comme une étoile qu’on guide pour mieux la voir briller. Et au terme de son parcours, il réussi un examen difficile. La pièce se referme sur cette question qu’il répète en boucle: « Est-ce que ça peut être que j’peux tout faire? ». Une interrogation vibrante, suspendue, qui résonne longtemps après la fin des applaudissements.

Le bizarre incident du chien pendant la nuit frappe par la puissance de son interprète principale, Marianne Marceau, dont le jeu restera gravé comme un sommet. La mise en scène, inventive et parfois déroutante, traduit le chaos intérieur et la lucidité désarmante de Christopher. Entre malaise et tendresse, douleur et émerveillement, la pièce explore les zones grises de la différence, tout en posant la question universelle de nos limites et de nos rêves. On en ressort secoué, troublé, ému. Et convaincu d’avoir assisté à un moment de théâtre rare, où le coeur et l’esprit se laissent guider par le fil rouge du destin.

À l’affiche de la salle Octave-Crémazie du Grand Théâtre de Québec jusqu’au 11 octobre 2025. Détails et billets par ici.

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