La vie utile

La vie utile d’Evelyne de la Chenelière à Espace GO | À quelle heure on meurt ?

Il n’y a rien qui soit normal dans la création de la pièce La vie utile d’Evelyne de la Chenelière. L’écriture expérimentale du texte, la mise en scène hantée de Marie Brassard, le rapport équivoque au temps, le dialogue avec la Mort, la dictée sans fautes du plus cancre de la classe, la religion aussi déviante que forcée de notre enfance, tout ici est déformé avec l’ultime intention d’étirer ce périlleux voyage que nous faisons entre l’utérus et l’urne, et qui est le lot de tous.

La pièce se trouve ainsi, comme suspendue entre deux mondes, dans un laps de temps indéterminé entre l’article de la mort et la mort qui toujours triomphe du dur combat de la vie que nous livrons chaque jour pour peut-être absolument rien. L’auteure se montre ici exempte de toute forme de pitié envers la finalité de la vie terrestre.

Compte tenu du processus d’écriture antinomique, le texte d’Evelyne de la Chenelière aurait pu être morcelé, sans cohérence, livrant une avalanche de mots pas toujours porteurs d’images. En résidence d’écriture à Espace Go pendant trois ans, elle a écrit en public pour ainsi dire, sur le grand mur du hall du théâtre, au regard des passants du boulevard Saint-Laurent et constamment dérangée dans sa concentration par ce qui bougeait autour. Plutôt qu’isolée chez elle, dans un acte solitaire, souvent souffrant, elle a fait le pari du contraire, et le résultat est plus que probant.

Son personnage de Jeanne, jouée par elle-même, tourne autour d’une chute à cheval dans une forêt dense et sombre qui la fait se retrouver frémissante dans l’antichambre de la mort, décidée malgré tout à gagner dans sa chute une parcelle de temps de vie utile. Elle osera questionner Dieu, en ramenant les croyances castratrices inculquées dans son enfance, tel que l’œil dans la tombe de Caïn.

Les autres rôles sont imprécis, comme le fantôme ducharmien dans sa tête du père et de la mère. Comme le personnage excentrique joué par Sophie Cadieux, portant le latex noir des trucs sado-maso, grimpée dans une longue échelle d’où elle monte et descend imprévisiblement en provoquant un avertissement de danger imminent, sorte de Cerbère faisant les cent pas devant la porte des Enfers fumants.

La metteure en scène, Marie Brassard, réussit admirablement à nous entraîner dans ce délire existentiel en créant une pièce d’atmosphère. Dès le début, elle installe un climat, et sait le maintenir avec une couleur ésotérique et beaucoup de poigne jusqu’à la toute fin de la pièce. On sent entre l’auteure-comédienne et la metteure en scène une confiance réciproque totale. Il faut dire qu’elles se connaissent bien, pour avoir déjà travaillé ensemble à quelques reprises, notamment dans La fureur de ce que je pense, autour de Nelly Arcan.

À une autre époque, Marie Brassard est allée à l’école de Robert Lepage, et ça paraît. Son écriture scénique est pleine d’inventions et d’audaces, comme cette voix traitée électroniquement du personnage joué par Christine Beaulieu. Une langue surréelle qui vient modifier la perception du moteur dramatique exercé dans le brouillard de cette histoire touffue où Jeanne d’Arc est à la fois vierge et putain, guerrière et figure héroïque, saine d’esprit autant que victime des voix qu’elle entend et qui la conduiront tout droit au bûcher.

Le très beau décor conçu par Antonin Sorel est en soi une création artistique de haut niveau. Un espace temporel et intemporel à la fois, qui assimile une dimension végétale et aquatique surprenante, aussi bien que la simple chambre à coucher de Jeanne discutant de son sort ultime directement avec la Mort.

Il faut souligner aussi le très beau travail de Jonathan Parant et Frédéric Auger, concepteurs de l’environnement sonore à la fine pointe qui nous prend à témoin face au destin de cette fille tout à fait ordinaire autrement. Devant l’inéluctable, Jeanne souhaitera pour elle-même les limbes.

Qui aurait pu prévoir qu’à partir d’un premier mot suivi d’un autre écrit sur ce mur d’un théâtre transformé en chantier d’écriture, la démarche allait donner sous plusieurs couches ce texte fort, hanté, et d’une absolue portée philosophique?

La directrice artistique d’Espace Go, Ginette Noiseux, a joué le tout pour le tout dans cette aventure devenue une œuvre majeure, remarquablement lucide autant que déstabilisante. Même chose pour Martin Faucher qui a programmé au prochain Festival TransAmériques la pièce avant même sa création.

Dans son adresse au public dans le programme, Marie Brassard, évoquant La nuit des rois de Shakespeare, résume bien la pièce d’Evelyne de la Chenelière en disant : « La mort prend et emporte le souffle avec elle. Vers où, nous ne le savons pas ».

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