La délivrance

La délivrance au Théâtre La Bordée | Quand la tempête révèle les vérités

Il y a des soirs où le théâtre devient bien plus qu’un divertissement: il se transforme en miroir de nos familles, de nos silences et de nos vérités enfouies. Présentée au Théâtre La Bordée, La délivrance de Rosalie Cournoyer plonge le spectateur au coeur d’une ferme laitière pendant la grande crise du verglas de janvier 1998. Dans une atmosphère où le froid grince jusque dans les bancs de la salle, une famille se retrouve contrainte de cohabiter, de se réchauffer et, surtout, de se dire enfin ce qui ne s’était jamais dit.

Dès l’arrivée, le regard se fixe sur le rideau rouge fermé, surmonté d’un énorme noeud de cadeau rouge, d’où dépasse au sol un tapis de neige artificielle. Lorsque le rideau s’ouvre, ce que l’on prend d’abord pour une crèche se révèle être une maison de rang, chaleureuse et habités. À l’étage, Liette apparait à la lueur d’une énorme bougie, tandis que sur les côtés de la scène trônent d’immenses cadeaux de Noël, informant que nous sommes dans le temps des Fêtes. Le tout est animé par une musique de rigodon, qui vient colorer l’atmosphère d’un ton à la fois festif et nostalgique.

L’effet visuel est renforcé par une trouvaille scénographique: de petits sapins descendent du ciel, suspendus à ce qui évoque des glaçons géants, comme si l’esprit de Noël et la morsure du froid cohabitaient dans un même souffle. Plus tard, l’écran géant en fond de scène illustrera avec force la tempête du verglas, tandis que des sons de bourrasques envahiront le théâtre.

L’histoire se déroule le 4 janvier 1998. Réunis dans cette ferme familiale, plusieurs générations se retrouvent sous un même toit, avec leurs blessures et leurs rancunes. Dans un premier temps, la vie suit son cours, mais à mesure que l’heure avance, la tempête de verglas se lève et l’électricité finit par céder, forçant chacun à affronter autant l’hiver que les vérités longtemps tues. Bernadette, la grand-mère, est sans contredit le personnage le plus savoureux, chacune de ses répliques suscitant un rire complice ou un sourire attendri. Elle cache une douce sagesse, mais c’est surtout sa folie joyeuse qui domine, faisant d’elle une femme vive, drôle et étonnamment moderne pour son âge, toujours prête à décrocher quelques mots démontrant qu’elle possède une excellente répartie.

delivrance cr nicola frank vachon* Photo par Nicola-Frank Vachon.

Autour d’elle gravitent ses deux filles, Liette et Suzanne, ainsi que Mariette et Jeanne, les filles de Suzanne. Marianne vit à la ferme avec son mari Robert et ensemble ils s’occupent du troupeau laitier, croulant sous les responsabilités. Jeanne, quant à elle, est partie à Montréal depuis longtemps et ne donne presque jamais de nouvelles.

delivrance cr nicola frank vachon 02Sa réapparition, ce 4 janvier, est marquée par une révélation: elle est enceinte de 36 semaines après une insémination réussie. Un enfant sans père, comme une inversion du récit biblique, provoquant à la fois étonnement et sarcasme au sein de la famille.

La tension entre Marianne et Jeanne est palpable. Au premier abord, on croit qu’il s’agit d’une jalousie simple: Marianne, incapable de tomber enceinte malgré ses essais, en veut à sa soeur d’avoir réussi au premier essai et Jeanne, de son côté, nourrit une rancune ancienne envers celle qui a épousé son meilleur ami. Mais la pièce dévoile des couches plus profondes: face à Robert, Jeanne lui avoue qu’il est « l’homme de sa vie », rappel cruel de ce triangle impossible.

À travers ces conflits, les dialogues en français populaire apportent une saveur authentique, renforçant l’ancrage rural de l’histoire. L’humour de Bernadette sert de contrepoint aux révélations douloureuses. Certaines répliques, comme celle où elle compare le boeuf et la vache à propos de ce qu’ils mangent, viennent alléger l’atmosphère tout en soulignant son franc-parler inimitable.

La maternité en toile de fond

La délivrance interroge la maternité, le poids des responsabilités et le désir de liberté. C’est au coeur de l’accouchement de Jeanne, alors que celle-ci crache ses vérités à la figures des quatre femmes de sa famille, que Robert découvre que Marianne prend la pilule en cachette. Pour elle, il n’est pas question d’ajouter un enfant au fardeau déjà lourd de la ferme et des ainées. Loin de la rejeter, Robert, dans un moment de sincérité sincère, lui affirme qu’il l’aime pour elle seule et qu’il ne veut pas d’enfant sans elle.

Suzanne, la mère, livre une réplique marquante: « Quand on a des enfants, on n’est plus jamais seul, même quand ils partent. » Cette phrase résonne comme un fil rouge, rappelant que l’héritage des liens familiaux dépasse les distances et les choix individuels.

La pièce trouve aussi ses moments de communion, notamment lorsque tous entonnent La poulette grise, un instant où la chaleur humaine supplante l’hiver glacial.

Pièce en pénombre

La décision de maintenir la scène dans une quasi-obscurité pendant une bonne partie de la représentation peut laisser perplexe. Même en pleine panne de courant, le jour laisse filtrer une lumière, et le noir prolongé finit par agacer l’oeil. De plus, la scène où Jeanne doit allaiter, exposant son sein, pose question. Montrer la nudité pour elle-même, sans nécessité dramatique, peut sembler superflu, surtout dans une oeuvre déjà chargée de sens.

L’accouchement de Jeanne devient le climax de la pièce. Elle profite de ce moment de douleur pour lancer ses vérités à la face de sa grand-mère, de sa mère, de sa tante et de sa soeur. Cinglante, elle crie les haïr. Et pourtant, ces quatre femmes restent, l’entourent, l’aident à mettre au monde et à nourrir son enfant. Cette ambivalence, entre rejet et amour inconditionnel, constitue l’une des grandes forces de l’écriture de Rosalie Cournoyer.

Après une nuit marquée par l’accouchement et les vérités criées de Jeanne à l’endroit des femmes de sa famille, les deux soeurs s’endorment côte à côte, en cuillère. Sans réconciliation verbale, ce geste suffit à suggérer un apaisement tacite. Au matin, Jeanne est la première à se réveiller. Tandis que les autres dorment encore, elle monte son bébé à l’étage, lui murmure quelques mots, puis quitte la maison. Ce n’est qu’après son départ que la famille s’éveille et constate que l’électricité est revenue.

Avec La délivrance, Rosalie Cournoyer signe une oeuvre à la fois drôle, touchante, crue. Une oeuvre qui fait rire, sourire et pleurer dans un même souffle. La pièce aborde les fractures familiales avec une justesse désarmante et rappelle, à travers l’épreuve du verglas, que c’est souvent dans l’obscurité que les vérités surgissent.

Un spectacle à la fois ancré dans un moment de l’histoire du Québec et universel dans son exploration des liens familiaux. À voir absolument. Détails et billets par ici.

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