crédit photo: Pierre Langlois
John Kameel Farah

John Kameel Farah à la Sala Rossa | Créativité musicale, chaleur et bienveillance

J’ai toujours ressenti une atmosphère de clandestinité émanant de la Sala Rossa. Pas le type de clandestinité qui nous plonge dans des affaires illicites, mais plutôt une forme d’exil, à la manière de l’université Volante, un groupe secret que fréquentait Marie Curie pour y étudier la physique à un moment où les scientifiques étaient persona non grata dans une Pologne voulant résister à la russification.

Hier n’a pas fait exception. À peine après avoir grimpé les 38 marches menant à la salle de spectacle, nous étions accueillis par Kiva (Stimac), cofondatrice et directrice générale et artistique de Suoni Per Il Popolo, un véritable carrefour de musique expérimentale, d’art et d’activisme. Elle nous invitait à prendre une pomme rouge d’un panier bien garni, posé sur la table de la billetterie, à côté de divers vêtements destinés à financer Suoni, également mis en vente pour l’occasion.

L’atmosphère est feutrée et chaleureuse, et une série de tables servent de pignon sur rue à diverses organisations culturelles et caritatives palestiniennes. Ajoutez à cela des toilettes non genrées et plusieurs spectateurs arborant le keffieh palestinien (écharpe à carreaux noir et blanc), et il devient rapidement évident que cette soirée s’inscrit en décalage avec les courants politiques dominants du moment.

Mais la soirée n’a rien d’une réunion militante. D’ailleurs, le compositeur et pianiste canadien d’origine palestinienne John Kameel Farah, que nous étions venus écouter, ne se considère pas comme un musicien activiste. Il s’est contenté de souligner la présence des œuvres caritatives palestiniennes, et de nous unir à travers un voyage géotemporel d’une grande originalité.

Des compositions qui brisent les frontières culturelles de l’espace-temps

Fasciné par l’œuvre de Bach depuis sa jeunesse, Farah s’est lancé dans un voyage musical de deux heures, navigant entre la musique occidentale des époques baroque et Renaissance, ainsi que des chansons folkloriques et des mélodies du Moyen-Orient.

Également passionné par l’apport de la lutherie électronique à la musique classique, Farah, assis à son piano, était entouré d’un ordinateur, d’une console de mixage et de deux synthétiseurs analogiques : le paraphonique Moog Sub37 et le monophonique Roland SH101.

Il est important de donner une identité à ces synthétiseurs, car tout au long des compositions, ils ont pris une place unique, formant avec Farah et son piano un trio.

Fréquemment, on entendait le Moog et le Roland dialoguer timidement entre eux, ou avec le piano, comme s’ils venaient à peine de se rencontrer, avant d’entamer des échanges de plus en plus animés et interreliés. Parfois, des rythmes électroniques préprogrammés et des boucles de synthétiseur confectionnées en direct venaient se joindre à eux.

Le Roland n’hésitait pas à changer de timbre entre chaque phrase musicale, un peu comme on change de ton en racontant une histoire. Tantôt, il évoquait le clavecin, tantôt la flûte ou le piccolo. Le Moog, pour sa part, participait aux harmonies de façon plus homogène tout au long de la soirée, offrant un son électronique légèrement rétro, créant une atmosphère de cathédrale sans pourtant jamais évoquer le son d’un orgue.

L’un des moments forts de la soirée fut la fusion progressive d’une mélodie médiévale, datant de l’époque où la péninsule ibérique était occupée par les Maures, avec une œuvre de William Byrd, compositeur anglais de la Renaissance. Le tout se déroulait sur une signature rythmique peu courante (10/8). Vers la fin du morceau, des séquences électroniques sont venues enrichir ce mariage entre deux lieux, deux cultures et deux époques. Ce fut mon moment musical préféré de la soirée.

Les pièces ont parfois été enrichies d’échantillonnages, parfois en boucle d’Omayma Jehouani, une chanteuse égyptienne rencontrée par Farah sur Instagram. Sur son compte, elle interprète, depuis chez elle, des chants traditionnels palestiniens, assurément réconfortants pour ceux qui souffrent de la situation actuelle. La présence de sa voix est venue ajoutée une dimension personnelle aux pièces instrumentales.

Le rôle des artistes est celui de susciter l’espoir

En guise de dernière pièce, Farah a joué au piano Lullaby for the Children of Gaza, une composition douce et mélancolique qui contrastait avec son physique plutôt costaud. Cette pièce a été chaleureusement accueillie par une ovation.

Très émue à l’écoute de cette œuvre, j’ai tardé à me joindre à l’ovation, ce qui n’a pas échappé au musicien, puisqu’il était à seulement deux pieds de moi. Il n’a pas manqué de souligner au micro qu’il était toujours embarrassant d’être la dernière à se lever – à juste titre. John, if you’re reading this, I wanted to stand up, but I was too caught up in the moment to move. Isn’t it because of you after all?

En guise d’épilogue, Farah a su réorienter l’ambiance de la soirée, en entamant une pièce plus rythmée et entraînante, où les influences du Moyen-Orient prenaient le relais, insufflant une énergie plus positive.

Farah est bouleversé par les événements tragiques secouant la Palestine depuis plusieurs mois. Il a raconté qu’il avait été incapable de créer pendant plus d’un an, se contentant de dessiner des oliviers, symbole de l’identité nationale et de la résistance palestinienne. À l’arrière-scène, d’ailleurs, des projections en stop-motion montraient le processus de dessin d’un olivier géant.

Heureusement, John Kameel Farah est sorti de cette torpeur artistique et présente des spectacles. Il a dit avoir pris conscience qu’il devait assumer le rôle que l’on attend des artistes dans les moments les plus sombres : celui de susciter l’espoir.

Ce fut une très belle soirée, une soirée où la créativité n’avait aucune frontière culturelle, géographique ou temporelle. Une soirée qui nous rappelle que le même sang coule dans toutes nos veines, et que l’art a la responsabilité et la capacité de nous le rappeler. John Kameel Farah peut désormais me compter parmi ses admirateurs.

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