crédit photo: Pierre Langlois

Ethnic Heritage Ensemble à la Sala Rossa | Legs de la liberté

 « Jazz should be about some revolution, some impetus for change to happen », a déjà dit Edward Wilkerson, l’un des premiers membres de Ethnic Heritage Ensemble. Et c’est probablement ce fil qui traversait toute la soirée du 14 février à la Sala Rossa, ancrée dans ce qu’il faut d’amour pour vouloir une révolution. L’ensemble de Zahil El Zabar célébrait hier son cinquantième anniversaire en compagnie d’artistes puissants, et nous a offert un concert d’une beauté rare.

C’est la poésie de Svens Telemaque, artiste montréalais d’ascendance haïtienne, qui nous a d’abord portés. Ses mots déposés frontalement, avec beaucoup de créativité et de jeu, un art presque pédagogique, appellent à la justice et à l’émancipation. « If Haitian blood was petroleum – if Tutsi tears were diamonds – if Palestinian tears were diamonds – if Sudanese tears were diamonds – if Congelese tears were diamonds » interroge-t-il, avant de glisser lentement, laissant les mots pénétrer la salle : « People were created to be loved, and things were created to be used… ». La salle unie dans le silence a reçu chaque poème avant de rendre à Svens Telemaque des applaudissements nourris. Elena Stoodley, conceptrice sonore, chanteuse, écrivaine, a ensuite pris la scène, avec une console et un grand panier de rotin duquel elle sortait différents accessoires de tissu. Avec des chansons minimalistes et a capella qu’elle construit sur scène avec ses pédales à loop, elle nous a offert trois pièces délicates, avec une voix versatile, légère, chaude, aux héritages negro spiritual, RnB et jazz. Un très habile tour de chant, habillé d’une mise en scène inventive et délicate.

Les trois musiciens du Ethnic Heritage Ensemble font ensuite leur entrée, occupant l’espace devant la scène. La batterie trône au centre, Kahil El Zabar s’installe, accompagné de chaque côté par Corey Wilkes à la trompette et le saxophoniste baryton Alex Harding, que El Zabar présente, en fin de concert, comme étant parmi les meilleurs instrumentistes de leur génération. Le public n’a pas à en être convaincu : c’est évident. Nous avons devant nous trois magnifiques musiciens, et comprenons, dès les premières minutes, la chance inouïe que nous avons d’entendre les pièces de leur opus à paraître cet hiver, Open Me, A Higher Conscience of Sound and Spirit.

Le concert s’ouvre avec une longue intro avec El Zabar à la batterie. Le rythme nous fouette le sang, c’est un grand élan qui nous traverse avec la pièce Kari, nommée en l’honneur de l’un des fils du leader du groupe. Le drum est jouissif, la voix de El Zabar ponctue de gémissements percussifs la pièce. Tout son corps et son visage, hautement expressifs, vibrent avec la musique. Les brass l’accompagnent avec virtuosité. Souffle coupé. En deuxième pièce, El Zabar sort le kalimba et offre Compared To What, et on saisit toute la puissance de son interprétation vocale, blues et soul à la fois. C’est un tour de force musical : les lancées libres du saxophone, le groove, la musique simple et pleine à la fois. Avant la pièce suivante, El Zabar raconte comment la reconnaissance est venue tardivement. Il invite ses propres enfants à la patience : « I know, you want stuff to happen, and you want it to happen now. Shit, kids, if I’m emerging at 70, you’re gonna be alright ».

Il poursuit avec la pièce Ornette, composée en l’honneur de « son héros », Ornette Coleman, précurseur majeur du free jazz. El Zabar s’installe au cajón, le rythme sourd remplit la salle. On a devant nous un percussionniste de grand talent. Sa voix est un gémissement profond, blues, percussif, toujours présent. La salle le sait : on assiste ensemble à un moment précieux d’une rare densité, intelligent et puissant. Les pièces sont longues, étourdissantes. Un moment ininterrompu, une joie pure. Et puis la pièce Find A Place, une longue méditation jazz, dont le thème rappelle le motif de Summertime, s’ouvre et se referme avec ces mots : « Can you fin a place where there’s peace and happiness in this world? »

Le concert se poursuit avec une pièce résolument free jazz aux harmonies de brass qui rappellent parfois le jazz éthiopien. C’est puissant, la musique des trois musiciens nous habite totalement. El Zabar raconte : « How many people told me that this combination of drum and two hors would never work! » But it did, it did, et il le sait. La pièce suivante, The Whole World, est une longue marche spirituelle grâce à la simplicité du travail vocal dans son dénuement, la trompette magnifique, les grelots et le cajón.

Vers la fin du concert, avant un rappel particulièrement apprécié par le public, El Zabar raconte l’histoire de son ensemble, et le relais passé par les musiciens à travers le temps. Il nomme « Light » Henry Hyuff, Joseph Bowie, Kalaparusha Maurice McIntyre… et raconte le passage de chacun de ces artistes, pour saluer également les deux fabuleux instrumentistes à ses côtés. Le projet, parti de l’idée d’honorer l’héritage culturel afro-américain, est un relais entre les générations, un phare musical qui tournoie et éclaire tantôt le passé, tantôt le futur. Il nous parle du niveau de présence qu’exige la musique, « the living experience and the power of the spirit », et termine avec un : « we’ve got to fight for our freedom right now ».

Le concert se termine vers minuit, la salle toujours remplie, conquise. Ovation debout, « COME ON! 50 years strong! », crie Corey Wilkes à la foule, en saluant El Zabar. Le vétéran du blues et ses complices quittent la salle, nous laissant avec une impression forte de cet héritage de liberté qu’il faudra bien, nous aussi, conquérir.

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