Gorgon

Entrevue avec le groupe de black metal Gorgon | « Ce style n’était pas fait pour être ouvert au grand public »

Au début des années 90, le black metal émerge dans les réseaux underground d’Europe, et pas qu’en Norvège. Le groupe français Gorgon fait alors partie des pionniers du genre dans l’Hexagone. Le groupe se produisait pour la première fois en Amérique du Nord lors de la dernière édition de la Messe des Morts. Nous avons rencontré Chris, l’homme derrière cette entité black metal. On jase des années 90, de l’évolution du genre, notamment de la démocratisation du black metal à travers les générations Internet, et ses effets sur la musique et le public.

1991. Alors que la scène norvégienne est en plein essor avec des groupes qui allaient créer la légende des seigneurs du chaos, le reste de l’Europe voit aussi des formations actives autour de ce genre de musique, alors réservé à des cercles obscurs. Dans le sud de la France, Chris fonde le groupe Gorgon. Beaucoup le considèrent comme un des tout premiers groupes de black metal du pays, dans des années qui allaient aussi voir l’émergence de Mütiilation ou Vlad Tepes.

« Je ne sais si le terme « scène » peut être utilisé », raconte Chris par rapport à ces années-là, « car en fait, il n’y avait que des groupes isolés. »

Mais le peu de groupes se connaissaient de nom. Il mentionne notamment Samaël en Suisse, Bestial Summoning en Hollande, Sigh au Japon, Beherit, Black Crucifixion, Impaled Nazarene en Finlande, ou encore Tiamat en Suède. Chris correspond à l’époque avec plusieurs de ces groupes par courrier, s’échangeant des démos, cassettes, VHS et lettres par la poste. « Il m’est arrivé de recevoir des courriers d’échanges de démos de la part de Gorgoroth, Cradle of Filth ou encore Thou Shalt Suffer (avec des futurs membres d’Emperor) qui à l’époque débutaient. »

L’importance de la poste dans la musique extrême de l’époque

Il faut bien comprendre que tout se passer par papier au début des années 90, une époque bien différente de l’accès facile en quelques clics et une adresse courriel, avant nos générations Internet, ce qui demande plus d’efforts et d’implication de la part des fans et des musiciens.

« Une difficulté majeure était d’être tenu au courant des sorties, d’où le plaisir quand on recevait des flyers annonçant une nouvelle réalisation », raconte Chris. « Une autre difficulté, c’était d’avoir les contacts pour commander – des disques ou cassettes – car il fallait « être dans le milieu » pour les avoir. » C’est ainsi que se développe la scène black metal européenne, à travers des réseaux underground, et il est fascinant de penser alors à l’importance qu’ont jouée les services postaux dans ces échanges entre musiciens et amateurs de black metal, permettant le développement d’un genre de musique.

« Je faisais également de l’échange de cassettes, autant en audio qu’en VHS, pour avoir des nouvelles choses à découvrir, mais aussi à partager. Il y avait cette envie de partage, de faire apprécier nos coups de cœur à nos correspondants pour agrandir le cercle très restreint des admirateurs de telle ou telle formation. Les lettres et envois postaux occupaient donc une partie de notre temps (et argent) car tout était dans le physique, rien n’était en virtuel, avec l’attente quotidienne, l’espoir de recevoir un courrier. »

L’évolution de Gorgon et du black metal

Le groupe se forme en 1991, enregistre une démo puis un EP. Et c’est en 1994 que Gorgon apporte sa pierre à l’édifice du black metal français avec l’album The Lady Rides a Black Horse. « 11 pistes qu’on a mises sur bande dans un studio local, tenu par un gars qui n’avait jamais enregistré ce style de musique ». L’album sort en CD chez le label français Adipocere, et reste une des pièces maîtresses de la discographie du groupe, où on peut entendre les influences d’une époque. « Bathory, Impaled Nazarene, Celtic Frost, Zemial, Torture, c’était ce que j’écoutais en ce temps-là. »

Gorgon restera actif jusqu’à la fin des années 90. C’est en 2017 que Chris ressuscite le groupe, alors qu’un label réédite les premières sorties en vinyle, voulant composer à nouveau, mais pas seulement. Selon lui, des groupes d’aujourd’hui, de soi-disant black metal, ont trop peu de haine et d’énergie sur scène. « Je me disais souvent que si on était encore là, ce serait autre chose. Le guitariste et chanteur souligne l’importance du feeling dans le black metal, le fait qu’on n’a pas besoin d’être un virtuose pour sortir de bonnes choses :

« Il faut que ça sorte de tes tripes. C’est aussi ce qui a bien changé dans le black metal, à savoir l’intrusion de musiciens dans le style, alors qu’avant ça coulait dans nos veines, peu importait le niveau technique. »

Et vingt ans après ce premier album culte, Chris nous apprend qu’un nouveau Gorgon est enregistré, et sortira cette année. « Mon approche du groupe en 2024 n’a pas changé, c’est une grande dévotion avec beaucoup de travail pour ne pas se répéter dans la composition, et pouvoir être sur scène à la hauteur de l’attente de ceux qui viennent nous voir. » Le public montréalais a pu admirer cette dévotion lors de la dernière Messe des Morts (voir notre article ici).

1994-2024 : un public différent

Forcément, la réalité des concerts et des groupes n’est plus la même, et on se demande ce que des musiciens comme Chris, qui ont vécu « la grande époque » des 90s, pensent de la scène actuelle. « Aujourd’hui, il y a un public black metal avec ses codes vestimentaires propres, qui écoute principalement cette musique », observe-t-il, en comparaison avec l’époque où on voyait un public extrême au sens large, avec des chandails de thrash ou de death, moins exclusif au black metal.

« L’accessibilité du black metal avec Internet ou en magasin fait qu’automatiquement, de nombreuses personnes qui aiment juste quelques groupes se revendiquent « fans » du style. Pour moi, ces gens ne sont pas fans de black metal, mais juste amateurs des rares formations qu’elles soutiennent, les plus populaires bien évidemment (Dark Funeral, Marduk, Immortal, Dark Throne, Mayhem…).

Le grand public se fiche de la plupart des groupes underground. Il ne s’y est jamais intéressé et cela continuera, sauf si l’un d’eux devient populaire. Mais il en est de même pour tous les styles je pense, le rap, le country ou le techno. »

Chris mentionne notamment la différence d’affluence aux spectacles des grands noms du genre, contre le peu de gens se déplaçant pour des affiches underground : « C’est bien la preuve qu’une majorité ne se déplace pas pour écouter du black metal, mais pour soutenir les rares groupes qu’ils connaissent. Il en est de même sur les réseaux sociaux. »

L’éternel débat de la démocratisation des genres extrêmes

Trente ans après les échanges de cassettes par la poste dans les cercles d’initiés, le monde d’Internet a drastiquement changé la donne, les groupes et le public. « Il y a une rapidité et une gratuité qui permettent d’être plus efficace. », admet Chris à propos Internet: facilité de trouver des choses auparavant introuvables, comme une démo en ligne, un contact, une annonce de concert, comment s‘y rendre, etc.

Cependant, le musicien questionne l’évolution stylistique apportée par la démocratisation et la facilité d’accès. « Cette variété n’est pas forcément une bonne chose, car elle crée des appellations ridicules pour désigner des sous-catégories qui n’ont pas raison d’être, et déshonorent souvent le style (NDLR : le musicien fait peut-être référence au post-black metal ou au black metal atmosphérique). L’appropriation que certains ont faite du genre est la plupart du temps pitoyable, et ce n’est pas un manque d’ouverture d’esprit de le signaler, mais juste la réalité. » Le leader de Gorgon est impitoyable dans sa vision du black metal.

« Ce style n’était pas désigné pour être ouvert au grand public, mais le cours des événements en a décidé autrement. L’aspect secret a disparu, mais cette porte ouverte n’est pas au-delà du raisonnable non plus. »

Chris reconnaît notamment le côté positif de découvrir de nouveaux groupes, de pouvoir écouter avant d’aller voir en concert ou acheter, et relativise l’accès « grand public » au black metal, malgré certains effets qui peuvent être considérés comme négatifs. Un débat éternel, mais intéressant sur la démocratisation d’un genre autrefois plus caché dans des sphères obscures d’initiés.

Le nouvel album de Gorgon est enregistré, et devrait sortir à l’automne 2024 chez Osmose Production (information encore à confirmer pour la date), garantissant d’être brutal et bestial à souhait, dans l’esprit originel des années 90.

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