crédit photo: Pierre Langlois

Satoko Fujii à la Sala Rossa | La pianiste d’avant-garde explore et trouve un bel équilibre avec son Tokyo Trio

Satoko Fujii, la pianiste originaire de Tokyo, m’était inconnue jusqu’à ce que j’accepte de couvrir sa prestation à la Sala Rossa dans le cadre d’une soirée Off Flux — Le Festival Flux est un festival de musique expérimentale montréalais organisé par Arts in the margins qui se déroule en octobre.

Reconnue mondialement comme une improvisatrice de talent, Fujii participe à plusieurs projets musicaux dont du piano solo, des trios, des quatuors, des petits ensembles et même des big bands. Elle a plus d’une centaine d’albums à son actif, dont son tout dernier opus, Dream a Dream, lancé à la fin mars.

Satoko Fujii est également considérée par plusieurs comme l’une des artistes les plus prolifiques du jazz contemporain.

Autant dire que, quoi qu’il en soit, je savais que je pourrais au moins dire : « J’étais là ». Après sept ans d’absence, et à la mi-soixantaine, on peut parier que Satoko Fujii ne reviendra pas des dizaines de fois à Montréal.

C’est donc avec son projet Satoko Fujii Tokyo Trio — qui a deux albums à son actif, dont Jet Black sorti en 2024 — que j’ai découvert la pianiste d’avant-garde sur la scène de la Sala Rossa.

On peut lire en ligne que le trio de Satoko Fujii est composé du bassiste Natto Maki et du batteur Oden, ce qui a immédiatement fait sourire la friande de plats japonais en moi — le natto maki est est un sushi roulé à base de fèves de soja fermentées, tandis que le oden est un ragoût à base de soja et de dashi.  On ne sait pas qui est à l’origine de cette blague, mais lorsque les membres du trio ont été présentés avant d’entrer sur sur scène, ils rigolaient dans le coin. Satoko Fujii nous révèlera plus tard dans la soirée qu’elle est accompagnée du contrebassiste  Takashi Sugawa et du batteur Ittetsu Takemura.

L’art de l’inattendu : explorer dans l’harmonie et la synchronicité

Dépourvue d’une grande érudition en matière de jazz, et encore moins en ce qui concerne le jazz expérimental, j’ai pourtant été captivée par la liberté totale que ce trio s’accorde dans son interprétation.

D’abord, la liberté d’explorer une variété de motifs sonores : le trio n’hésite pas à naviguer entre plusieurs genres au sein d’un même morceau, passant du jazz classique au free jazz, et intégrant même, à un moment donné, une rythmique typiquement rock lancée par Takemura à la batterie et rapidement suivi de Sugawa à la contrebasse.

Ensuite, la liberté d’altérer la texture sonore de leurs instruments afin de transmettre la couleur et l’atmosphère voulues. Fujii s’est levée à plusieurs reprises pour jouer à l’intérieur du piano, en frappant les cordes à l’aide de mailloches ou même en créant des sons en frottant une ficelle contre elles.

Sugawa a ajouté un collier de perles sur le chevalet de sa contrebasse pour texturer son jeu, tandis que Takemura a placé des castagnettes tantôt sur une cymbale, tantôt sur les toms, ou encore a cogné et frotté une cymbale posée sur la tom basse de sa batterie.

Tout au long de la soirée, chaque musicien a déployé avec brio toutes les possibilités de son instrument en interprétant,  si j’ai bien compris, des pièces de leur prochain album (pas encore publié) enregistré à New York quelques jours auparavant.

Cependant, ce qui était remarquable, ce ne sont pas seulement les performances individuelles exceptionnelles, mais surtout l’harmonie parfaite qui régnait au sein du groupe. Ce qui était particulièrement saisissant, ce sont d’impressionnants moments de synchronicité où, après de longs silences, ils jouaient ensemble de petites notes à l’unisson.

Le Tokyo Trio de Satoko Fujii est un ensemble d’une grande sophistication, qui utilise l’exploration et la créativité au service d’un collectif aussi audacieux que harmonieux, toujours cohérent et pertinent dans son approche.

Je pourrais dire : « J’étais là, et j’ai adoré » .

Pure exploration sonore : le duo Pablo Jiménez et Adrianne Munden Dixon

En première partie, le duo de cordes composé du contrebassiste Pablo Jiménez (originaire de Bogotá, Colombie) et de la violoniste Adrianne Munden-Dixon (de Savannah, États-Unis), a offert une performance résolument tournée vers l’exploration pure.

Impliquée dans les scènes expérimentales de Montréal et New York, la violoniste, compositrice et improvisatrice Adrianne Munden-Dixon se distingue par sa maîtrise technique et sa capacité à métamorphoser son jeu en fonction de l’intention musicale qu’elle poursuit.

Tout au long de la soirée, Munden-Dixo a très rarement exploité le côté soyeux et solennel du violon, préférant nous dévoiler toutes ses possibilités sonores en explorant les recoins les plus abrasifs de l’instrument à une vitesse vertigineuse. Il ne fait aucun doute que le violon et l’archet sont des extensions naturelles de sa propre personne

Quant à son complice de scène, le contrebassiste également compositeur et improvisateur Pablo Jiménez, il est actif dans les scènes de free jazz et de musique contemporaine de Montréal. Il nous a également fait entendre tout le domaine sonore du possible de sa contrebasse, maniant l’archet comme le fleurettiste manie son fleuron, avec une aisance, une rapidité et une souplesse déconcertante. Il a très peu exploré le milieu et le haut du manche de la contrebasse, nous privant du son bas et caverneux de cet instrument, pour rester dans des sons plus aiguës souvent obtenus par grincement.

Alors que les créations du Tokyo Trio de Satoko Fujii explorent des sonorités et des textures sonores parfois singulières, elles dégagent néanmoins une certaine rassurance grâce à leur cohésion et leur fluidité. À l’inverse, le duo de cordes manquait de ces retours à des sonorités familières qui auraient offert un moment de répit qui incite à explorer à nouveau. À travers leurs recherches sonores, parfois abrasives, j’ai eu le sentiment d’une exploration constante sans point de repère, comme lorsqu’on traverse des buissons sans savoir ce qu’il y a de l’autre côté. Des instants de lumière — où le violon aurait retrouvé son timbre classique et la contrebasse sa profondeur caractéristique — auraient enrichi l’expérience et apporté à la fois une dimension audacieuse et un véritable désir de continuer l’exploration.

Quoi qu’il en soit, l’audace et la créativité qui émanent de cette quête prouvent qu’il y a encore beaucoup de sonorités à explorer, même avec des instruments plusieurs fois centenaires.

 

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