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Eivør au Théâtre Fairmount | Une messe païenne viking réussie
La Féroïenne Eivør a offert hier une captivante performance à un public conquis d’avance. Les quelques six cents places du Théâtre Fairmount avaient d’ailleurs toutes trouvé preneurs, et on sentait que peu de personnes étaient venues par simple curiosité : dès l’arrivée de la première partie Sylvaine jusqu’aux dernière notes de la prestation de Eivør, l’audience a démontré un enthousiasme et une qualité d’écoute peu ordinaire pour une telle programmation. Décidément, les deux artistes ont un solide fan base à Montréal.
Eivør est parfois surnommée la « Björk des Féroé », comparée à Sigur Rós sur stéroïdes, voire à Kate Bush. Si elle partage assurément l’influence d’une culture unique aux insulaires et une créativité similaire à celle de ces trois icônes, ces comparaisons semblent davantage destinées à capter l’attention qu’à véritablement tenter de décrire son univers musical.
Pour les fans de téléséries, ce que je ne suis pas, il serait plus accrocheur de dire qu’elle est derrière la bande sonore de la série The Last Kingdom. Ça aurait été aussi une manière très efficace de décrire sa musique: parfaite pour une télésérie de vikings!
Décrire l’univers musical de Eivør: au-delà des références faciles
J’ai découvert Eivør avec son onzième et dernier album, Enn, sorti en 2024. Ce sont d’abord ses qualités vocales exceptionnelles qui m’ont attirée dans son univers. Formée en chant classique, Eivør possède une voix capable d’atteindre des notes très basses, puis de passer rapidement à des aigus étourdissants, avant de basculer vers un chant guttural primal, digne des meilleurs bijoux de death metal. Cette prouesse s’entend particulièrement sur Upp Úr Øskuni, l’un de mes titres préférés de son dernier album, qu’elle a d’ailleurs interprété de manière impressionnante lors de son concert hier.
La musique d’Eivør peint aussi des ambiances sonores évoquant la dureté et la précarité des conditions météorologiques extrêmes que subissent les peuples des archipels du nord de l’Atlantique, dont les îles Féroé, d’où elle vient, et l’Islande. Si un rapprochement doit être fait avec la musique de certains artistes islandais cités précédemment, c’est précisément celui-ci : une musique ancrée dans la géographie très particulière de ces lieux, héritée de profondes traditions orales et portée par une créativité musicale hors pair. Ces deux peuples partagent l’expérience d’un long isolement des autres civilisations et de nombreuses occupations par des peuples étrangers, ce qui a retardé leur accès aux instruments de musique. Le chant est ainsi devenu un puissant moyen d’expression et de résistance culturelle.
Eivør disait d’ailleurs en entrevue:
A very strong part of Faroese culture is singing together—anywhere people gather, there will be singing.
Eivør modernise donc les traditions folkloriques des Féroé en intégrant des instruments de musique modernes, créant un mélange de genres que j’apprécie beaucoup. J’avais donc de grandes attentes, mais aussi quelques doutes sur la manière dont cela se transposerait en concert.
Un public envoûté une messe paienne nordique
Mes doutes se sont dissipés dès Ein Klóta, le morceau d’ouverture de son album et du concert. Dès ce moment, Eivør a montré que ses capacités vocales sont vraiment exceptionnelles et que l’essence de son dernier album se transpose parfaitement sur scène.
Elle a ensuite enchaîné avec trois autres titres de l’album, dont les très appréciés Jarðartrá et Hugsi Bert Um Teg. Pour cette dernière, elle a pris sa guitare pour interpréter une chanson qui se trouve probablement parmi les titres les plus pop de son répertoire.
C’est après ce troisième titre qu’Eivør a pris la parole pour la première fois et ainsi raconter les mésaventures de la journée : leur camion de tournée venant de Toronto avait perdu une roue, leur infligeant un retard de 30 minutes. À peine excusée, elle était déjà pardonnée par un public qui lui était totalement acquis.
Elle a ensuite clôturé cette séquence du dernier album par Purpurhjarta (Purple Heart), une chanson qui évoque l’idée de « tendre vers la lumière même lorsque l’on est dans l’ombre ».
Eivør a d’ailleurs pris soin au cours de la soirée d’expliquer la signification de ses chansons, bien utile pour un public qui n’est pas familier avec le féroïen. Avec une grande aisance, elle a partagé des anecdotes, en donnant juste assez de détails pour contextualiser sans jamais s’attarder trop longtemps. Les thèmes récurrents de ses chansons – la résilience et l’espoir – ont résonné tout au long du concert. « Never give up on ourselves. Things sometimes take time to unfold », nous a-t-elle dit, en regardant chaque spectateur dans les yeux.
Car c’est aussi cela, Eivør : malgré la relative froideur de sa musique électronique, des ambiances nordiques et des sonorités parfois proches du death metal et du darkwave, sa présence sur scène est chaleureuse et charismatique. Sa voix éthérée et opératique se mêle parfaitement à une musique essentiellement électronique, et qui évoque la précarité des vastes espaces nordiques. Une musique qui semble parfaite pour des films de vikings… ah, tiens donc.
Un des moments culminants du concert a été Trøllabundin, une chanson traditionnelle revisitée avec des sons électroniques et une contrebasse électrique. Ce morceau plonge dans la mythologie nordique et la riche tradition orale des îles Féroé. L’atmosphère déjà proche d’une expérience quasi-rituelle à en juger par la réaction de certaines personnes du public, a monté d’un cran d’intensité. Avec son bodhrán (un tambour irlandais, probablement témoin du passé alors que les îles Féroé ont été un lieu d’ermitage pour des moines irlandais), Eivør semblait incarner une prêtresse paienne nordique.
Vers la fin du concert, Eivør a interprété Í Tokuni, un morceau évoquant des influences moyen-orientales à travers la sonorité plutôt sombre, et a invité le public à répéter après elle des segments de chants de gorge. Un moment aussi terrible qu’inusité : on est heureux de l’avoir vécu une fois, mais on ne veut plus vivre cela.
En rappel, Sylvaine est montée sur scène pour rejoindre sa consœur afin de donner une interprétation très personnelle de You Want It Darker de Leonard Cohen, l’un des artistes préférés d’Eivør. Ce moment aurait été parfait, si Eivør n’avait pas précisé que c’était totalement spontané et non prévu, alors qu’il figurait sur la setlist de leur concert à Toronto la veille. Note aux artistes: la plupart des gens consultent les setlists de concert de la veille, alors pas la peine de jouer les spontanés!
Sylvaine – Une première partie toute en finesse
Sylvaine (Kathrine Shepard) est une artiste norvégienne qui fusionne habilement le folk, le métal atmosphérique et les sonorités traditionnelles nordiques. Dès son entrée sur scène, elle a été chaleureusement applaudie, un accueil rare pour une première partie, mais qu’on constate pleinement mérité à l’issue de sa performance d’une trentaine de minutes.
Sylvaine a débuté avec Dagsens auga sloknar ut, un chant traditionnel norvégien tiré de son dernier microalbum Eg Er Framand paru en 2024. Dès les premières notes, elle nous a plongés dans son univers mystique avec une voix éthérée et parfaitement maîtrisée, soutenue par un bourdon – une longue note qui faisait office de seul accompagnement.
Elle a ensuite enchaîné avec Mørklagt, un morceau plus proche du métal, extrait de son album Atoms Aligned, Coming Undone paru en 2018. Ce titre a révélé toute la richesse de sa voix, qui, à l’instar d’Eivør, passe d’une douceur féérique à un chant de gorge digne des growlers.
Installée à Paris depuis quelques années, Sylvaine s’est adressée au public en français, un geste qui a été particulièrement apprécié. Elle a poursuivi avec L’Appel du vide, dont seul le titre est en français, avant de conclure avec Eg Er Framand, la pièce homophone de son dernier microalbum, un chant traditionnel interprété a cappella.
Ce fût une première partie à l’image de la soirée, et nul doute que les personnes présentes hier soir n’hésiteront pas à s’acheter des billets pour le prochain passage en sol montréalais d’une ou l’autre de ses deux artistes.
Liste des chansons (Sylvaine)
- Dagsens auga sloknar ut
- Mørklagt
- I Close My Eyes So I Can See
- L’Appel du vide
- Eg Er Framand
Liste de chansons (Eivør)
- Ein klóta
- Jarðartrá
- Hugsi bert um teg
- Purpurhjarta
- Let It Come
- Skyscraper
- Trøllabundin
- True Love
- Enn
- Upp Úr Øskuni
- Hymn 49
- Salt
- Í Tokuni
- Gullspunnin
Encore - You Want It Darker (reprise de Leonard Cohen) en duo avec Sylvaine
- Falling Free
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