Rome à L’Usine C | Un marathon shakespearien made in Québec
Réunir cinq opus de Shakespeare en près de 7h de représentation : c’est le défi colossal qu’a relevé la metteure en scène Brigitte Haentjens avec l’adaptation du dramaturge Jean-Marc Dalpé pour l’imposante Rome à l’Usine C. Réunissant sur scène une trentaine d’interprètes de toutes générations et diversités, le marathon reste athlétique tant pour les interprètes que pour le public, malgré son rôle plus passif, car l’engagement est soutenu et parfois accablant.
Première partie : Le viol de Lucrèce et le Coriolan
Les codes de la tragédie émanent déjà du premier tableau, avec les corps statuesques, les envolées narratives en monologues, et les tuniques cernées d’une ceinture. Puis, les codes résolument contemporains sautent aux yeux et aux oreilles, avec les Doc Martens sur bas relevés, les cassures québ et la musique post rock interprétée live par un trio de musiciens.
* Photo par Maxim Paré-Fortin.
Le maillage entre le classique et le moderne augure bien, les acteurs sont en forme et on espère leur intensité pourra tenir pour les 7h à venir. Le duo de Iannicko N’Doua et Alice Pascual donne le ton avec leur interprétation bien sentie, respectivement en Tarquin et Lucrèce, dans une scène de viol dont le texte comporte des coupures de narration qui passe de la première personne à la troisième, permettant un regard détaché des personnages sur leur propre situation. Un procédé audacieux et pas inintéressant, mais qui n’a pas été utilisé trop longtemps, car un peu exigeant pour le spectateur.
Enchaîne alors l’arrivée de Marcius, dit le Coriolan, interprété par Sébastien Ricard, dont la performance dépasse de loin celle de ses comparses, malgré la grande qualité de la distribution. Est-ce son passé de rappeur avec sa loquacité et sa verve naturelle qui l’élève dans une autre catégorie d’interprètes, ou son implication sentie aux questions politique et de justice sociale? Toujours est-il qu’il éblouit de nuances et d’abandon avec son jeu hypnotique.
Et son passage constitue un des moments forts de la soirée, alors que le sujet du Coriolan résonne d’actualité: une population affamée et colérique est manipulée par les représentants au pouvoir, entrainée dans des décisions purement émotives et un instant, élève Marcius au titre de héros, pour subitement le bannir. L’opinion public a raison de la vie de l’homme qui les a jadis sauvés.
Étrangement, le fait que le personnage soit antipathique et corrosif ne le rend pas moins attachant et le rôle du « méchant » est transféré sur le peuple qui le condamne. On peut y voir une belle réflexion sur la Cancel Culture et le vedettariat.
Deuxième partie : Jules César, Antoine & Cléopâtre
L’expérience se poursuit et s’essouffle un peu à l’arrivée de Jules César, dictateur narcissique qui sera trahi et assassiné par ses proches alliés. Peut-être est-ce les possibilités scénographiques déjà épuisées ou les destins des personnages prévisibles, mais les interprétations d’Alex Bergeron en César et Céline Bonnier en Brutus n’ont pas insufflé assez d’originalité et de nouveauté pour renouveler la concentration.
* Photo par Maxim Paré-Fortin.
Le casting de femmes dans des rôles originalement masculins est très efficace et apprécié, conférant une meilleure équité aux parts importantes du récit. Il faut l’arrivée de Cléopâtre, l’exquise Madeleine Sarr, et sa relation passionnelle avec Marc Antoine pour renouer avec la curiosité du public. Un changement d’ambiance aussi, la décadence et la sensualité apportant un contraste avec les chicanes de clans. La version du Marc Antoine de Jean-Moïse Martin est très convaincante, incarnant un personnage charismatique et ambitieux, dont le talon d’Achille reste son amante capricieuse et enjôleuse, la Kardashian de l’Égypte.
Troisième partie : Fin tragique d’Antoine et Cléopâtre & Titus Andronicus
Évidemment que chacune des cinq pièces exploitées dans cette assemblage se termine avec la mort tragique des protagonistes, et celle d’Antoine et Cléopâtre est probablement la plus connue, avec Antoine qui meurt dans les bras de Cléopâtre et le serpent qui mord le sein de la reine.
* Photo par Maxim Paré-Fortin.
Ce moment aurait pu être plus court, comme l’issue était prévisible. On ne peut passer sous silence les niveaux de langages exploités dans la pièce, qui varient énormément selon le personnage, mais aussi selon l’interprète. L’adaptation de Dalpé est définitivement québécoise, tout en conservant une musique élisabéthaine contenant des sacres bien placés dans les montées dramatiques, au ponctuation comique d’un « Ça s’peut-tu? » en plein milieu d’une tirade de prose. Autant ces incartades sont jouissives, autant les inégalités dans les tons sont parfois dérangeantes. L’adaptation est tout de même plus proche de nous, et accentue le parallèle avec les enjeux de l’actualité.
La finale attendue de Titus Andronicus ne répond pas tout à fait aux attentes : incarné par un Marc Béland déchaîné, Titus reste, comme l’ont surnommé les Anglais, « la plus lamentable des tragédies romaines » : les personnages d’une cruauté sans nom, qui tuent, violent, torturent, cuisinent des tartes avec les os et le sang de leurs ennemis… le ton parodique emprunté par les comédiens rend cette partie caricaturale et presque désincarnée. Mais l’aborder sans humour serait pénible et le parodier à 100% reste risqué.
Le compromis trouvé est acceptable, sans permettre à ce spectacle dense de culminer comme il se doit. La tragédie et la comédie s’entremêlent pour permettre de passer au travers, mais l’épopée de Rome reste une expérience inégale, à l’instar d’une série qu’on se tape en rafale en une nuit.
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