Les Marguerite(s) de Stéphanie Jasmin et Ubu | Réouverture en grand du Théâtre Espace GO
Par un curieux revers du destin, c’est une écrivaine mystique honnie nous arrivant tout droit du Moyen Âge, Marguerite Porete, brûlée vive sur le bûcher du Grand inquisiteur en son temps à cause de ses écrits, qui vient marquer la réouverture officielle de l’Espace Go, devenu un théâtre ultra moderne, sans dévier de sa mission fondatrice qui est de donner la parole scénique aux femmes artistes.
Car, il ne faut pas l’oublier, Espace Go est né en 1994 du courant artistique propre au Théâtre Expérimental des Femmes qui lui, existait depuis 1979. Après neuf mois de travaux à même un budget de 6,4 millions de dollars, la transformation du hall et la modernisation de l’écrin structurel des lieux mêmes, le théâtre du boulevard Saint-Laurent en est seulement à la phase 1 de sa renaissance si attendue.
La phase 2, à être livrée avant la fin de l’été prochain, consistera en l’ajout de volumes à l’arrière de l’édifice, rue Clark : une salle de répétition pouvant servir de deuxième salle de spectacle; un atelier de costumes; et un laboratoire à la fine pointe de la technologie qui fera l’envie de bien des théâtres montréalais. Et, qui plus est, de précieux espaces de travail hébergeront les deux compagnies en résidence de Go que sont UBU compagnie de création, et les Productions Porte Parole oeuvrant en théâtre documentaire.
Pionnière féministe
Rien d’étonnant donc que ce soit UBU qui parte le bal avec une pièce écrite par Stéphanie Jasmin, laquelle codirige avec le grand maître de la mise en scène moderne, Denis Marleau, la compagnie réputée dans le monde qui nous a donné tant de merveilles dans le passé.
C’est Denis Marleau d’ailleurs qui le premier a découvert l’existence presqu’effacée de Marguerite Porete et de son fameux livre jugé hérétique Le Miroir des âmes simples et anéanties, ayant valu le bûcher à cette femme née vers 1250, bien avant la moindre particule imaginable de l’usage du mot féminisme, et qui de surcroît n’était pas mariée.
Dès lors, comme quand tombe la foudre, Stéphanie Jasmin a consacré toutes ses énergies pour faire connaître cette femme excentrique qui a écrit, avant l’invention de l’imprimerie, cet essai mystique complexe aux 140 chapitres empruntant leurs thèmes à la philosophie, la théologie et la spiritualité. Des univers accaparés par des hommes uniquement, peu enclins à cette époque aussi sombre que lointaine, à jeter du lest envers l’intelligence féminine qui ne se pouvait tout simplement pas. Encore moins que de parler de Dieu, il était inconcevable qu’une femme parle à Dieu, et pire, le fasse avec une doctrine d’annihilation.
« Dans l’écriture de Marguerite Porete, il y a le risque de l’affirmation d’une chose et de son contraire, pour ne jamais fixer la pensée, pour la garder toujours en mouvement. Cette tension antagoniste, ces miroirs diffractants et infinis m’ont inspiré l’exploration des forces opposées… », explique la co-metteure en scène et scénographe de la pièce.
S’en est suivie l’affiliation de celles que Stéphanie Jasmin appelle les témoins, soit cinq femmes aussi appelées Marguerite qui ont toutes existé entre le XIIIe et le XXe siècle. Ce sont Marguerite de Constantinople, surnommée « Noire Dame », que des intrigues de succession rendront bigame; Marguerite d’Oingt, une religieuse qui compte parmi les premières poétesses dont on ait trace en France et dont la lignée s’éteindra, faute d’héritier mâle; Marguerite d’York, duchesse de Bourgogne, un choix surprenant du fait qu’elle ait été la plus belle et la plus riche et puissante d’Europe; Marguerite de Navarre, sœur aînée du roi François 1er, mariée une première fois avec le duc d’Alençon, puis au roi de Navarre, reconnue pour attirer les plus grands esprits de son temps, et en tant que protectrice d’écrivains hors normes, comme Rabelais alors poursuivi par la Sorbonne.
Et enfin, Marguerite Duras, femme de lettres et cinéaste contemporaine forçant l’admiration, femme engagée, volontairement provocante, ne s’étant pas retenue dans ses romans d’aborder des thèmes comme l’amour, la folie, l’alcool et la sexualité des femmes. Son roman L’Amant lui aura valu le Prix Goncourt en 1984. Si bien que son choix parmi toutes ces Marguerite venues d’un lointain et obscur passé a de quoi étonner.
Les cinq Marguerite sont interprétées à tour de rôle par Céline Bonnier (en alternance avec Évelyne Rompré) qui les rend toutes crédibles et tellement vivantes, de par un savant dispositif lumineux doté de caméras porté sur sa tête, et qui nous fait voir leurs lèvres bouger et leur expression faciale changer sur les cinq effigies des Marguerite en bas-reliefs de plâtre se voisinant sur un support métallique roulant. Céline Bonnier (le soir de la première), a livré ses monologues sur un ton parfois monocorde, mais dans l’ensemble elle se tire très bien de ce quintuple rôle parsemé de pièges, car il y a peu à jouer.
Sophie Desmarais, qui incarne la jeunesse se foutant bien du passé, viendra ajouter son grain de sel à la toute fin, avec un débit ultra rapide qui n’est pas à l’avantage du spectateur stupéfait par ce soudain éboulis. Mais, elle reste néanmoins une actrice douée.
Ce qui surprend davantage, c’est la prestation de la danseuse de renom Louise Lecavalier qui ouvre le spectacle. Elle est censée représenter le silence total dans lequel s’est emmurée Marguerite Porete pendant tout son procès devant l’Inquisiteur, accélérant sa condamnation au bûcher par les 21 théologiens et canonistes qui avaient étudié les extraits litigieux de son fameux livre. Mais, aussi extraordinaire qu’il soit toujours de voir danser Louise Lecavalier sur une scène, il apert que son numéro d’ouverture est beaucoup trop long, et qu’il dessert la pièce.
Enfin, plutôt que l’atelier d’artiste où elles se trouvent prétendument, Stéphanie Jasmin a conçu un décor où le gris domine, comme si nous étions dans une clinique glauque d’un hôpital psychiatrique, ou encore un laboratoire scientifique étudiant l’âme humaine et ses écarts. Son décor est beau, plastiquement impeccable, mais un brin froid et austère.
« On a brûlé son corps à cause de ses mots », entend-t-on à un moment donné à propos de Marguerite Porete. Que de chemin parcouru depuis ces Marguerite historiques ! La directrice artistique du Théâtre Espace Go, Ginette Noiseux, qui est aussi une costumière de grand talent, parle avec raison de « création introspective et vertigineuse » pour décrire la pièce qui révèle au détour que « si Dieu est un mot, c’est le mot silence ».
- Artiste(s)
- Les Marguerite(s), Louise Lecavalier
- Ville(s)
- Montréal
- Salle(s)
- Espace GO
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