Les larmes amères

Les Larmes amères de Petra Von Kant (par Fassbinder) au Prospero | Scandaleuse Anne-Marie Cadieux!

Même mort à seulement 37 ans en 1982, Rainer Werner Fassbinder fascine toujours autant par le parfum de scandale entourant son œuvre. Malgré sa brève existence, il aura réalisé 26 films et écrit 22 pièces de théâtre formant un tout cohérent. Les larmes amères de Petra Von Kant a été créée en 1971, pour devenir l’année suivante un film dont le tournage s’était bouclé en 10 jours. Au Théâtre Prospero en ce moment, on ne pourrait espérer mieux qu’Anne-Marie Cadieux jouant Petra. La comédienne y est tout simplement prodigieuse.

En fin de compte, écrit le metteur en scène Félix-Antoine Boutin, nous ne voulons pas parler de folie ou de sadisme, nous voulons parler de noyade et d’étouffement, dans un environnement où le pouvoir se prend par nécessité, même dans les territoires humains les plus intimes.

L’histoire paraît banale aujourd’hui, et pourtant. Petra Von Kant est une riche et célèbre créatrice de mode, veuve de son premier mari et divorcée du second. Emmurée dans son appartement haut de gamme à Cologne, elle répand son ennui et tout son fiel sur sa styliste et assistante, Marlene, qui restera muette pendant toute la pièce. La comédienne Lise Castonguay incarne avec justesse et retenue ce rôle d’esclave de Petra qui l’humilie et la maltraite avec délectation, soutenant que c’est là ce qui rend Marlene heureuse.

* Photo par Maxim Paré-Fortin.

Petra, 45 ans, vit seule avec elle dans la routine et la plus grande lassitude. Jusqu’au jour où Sidonie, une amie de longue date, lui présente la jeune et belle Karin qui rêve de devenir mannequin. Le coup de foudre entre les deux femmes est instantané, Petra lui offrant même de venir habiter avec elle, et de l’appuyer en début de carrière auprès de ses relations. Mais les masques auront tôt fait de tomber, l’infidélité, la jalousie et le ressentiment en venant à gâter la sauce de la prédatrice prise à son propre piège amoureux. « Le vrai regret, c’est ce qu’on ne comprend pas », dira-t-elle. Petra finira par sombrer dans l’alcool, telle une furie rugissante de douleur.

On savait Anne-Marie Cadieux excellente comédienne, avec tout le talent des plus grandes. Mais ici, franchement, elle se surpasse. Complètement désinhibée, elle part des francs éclats de rire du début à la plus totale hystérie possessive et aux pleurs à fendre l’âme, suite à son nouvel échec amoureux. Dans ce jeu des émotions qui s’opposent, difficile à rendre avec le bon dosage, Anne-Marie Cadieux domine la distribution entièrement féminine des six comédiennes qu’elle malmène avec rage et ruse.

* Photo par Maxim Paré-Fortin.

C’est l’autre Cadieux, Sophie, qui joue Karin, 23 ans seulement mais sans la réelle ambition d’avoir à se battre dans le cruel monde de la mode pour y faire sa place. Le père de Karin a poignardé sa mère, et s’est pendu ensuite. C’est Sophie Cadieux qui a initié le projet de travailler sur Les larmes amères avec Félix-Antoine Boutin qui signe une mise en scène ayant de la poigne et jetant peu de lest.

Il est à noter que la pièce est jouée dans une nouvelle traduction de Frank Weigand et Gabriel Plante, ce dernier dirigeant avec Boutin la compagnie Création dans la chambre qui produit la pièce en partenariat avec le Théâtre du Trillium. Créée en 1971 dans une version faisant plus de deux heures, la pièce a très bien vieilli.

Odile Gamache a conçu une scénographie astucieuse où le rouge domine. Nous sommes dans l’appartement stylisé de Petra, dont l’accès se fait par quatre marches assez larges pour que les comédiennes s’y allongent en livrant leur texte enflammé. Plutôt que l’immense toile de Poussin, Midas et Bacchus, recouvrant le mur en fond de scène à la création de la pièce en Allemagne, nous sommes ici devant une grande peinture de Paul Gauguin, reconnaissable entre tous.

La deuxième vedette du show, après Anne-Marie Cadieux, c’est la costumière Elen Ewing. Pas moins de dix robes, sinon plus, ont été conçues par elle pour le rôle de Petra, laquelle opère à vue ses changements de costume. Une belle extravagance dans les styles, les tissus et les couleurs, se retrouve aussi dans les multiples souliers féminins que Petra enfilera au long de la pièce, mais préférant souvent rester pieds nus. Toutes les tenues de Petra sont d’une audacieuse élégance qui sert bien le personnage et la pièce.

En sortant du Prospero, on ne peut s’empêcher de penser que le théâtre de Rainer Werner Fassbinder gagnerait à être joué plus souvent ici où l’on n’a pas le scandale facile.

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