Le ciné-théâtre: « Une nouvelle façon de porter l’art vivant »
Adapter un livre en pièce de théâtre, puis se revirer sur un dix sous pour pouvoir la présenter malgré la fermeture des salles. Rien de nouveau sous le soleil, mais quelques productions ont réussi à créer des pièces de ciné-théâtre pas piqué des vers. Discussion avec ceux et celle qui ont fait partie de processus d’adaptation, puis de réadaptation d’une oeuvre littéraire au théâtre, puis à l’écran.
Le truc avec le ciné-théâtre, c’est de considérer les pièces comme une intersection entre le cinéma et le théâtre: les réalisateurs et metteurs en scène vont chercher des codes des deux arts pour en construire un tout nouveau. «La combinaison entre le théâtre et le cinéma a révélé une forme qui est encore plus concluante qu’une captation telle quelle scénique », explique Olivier Arteau, metteur en scène de Ce qu’on respire sur Tatouine, adaptation du roman de Jean-Christophe Réhel. Il a également scénarisé la pièce aux côtés d’Eliot Laprise, qui lui, s’est occupé de la réalisation.
On entend la passion dans sa voix de l’autre bout du fil. Pour lui, le ciné-théâtre a ouvert la porte à de nouvelles libertés en thermes de poésie et de mise en scène: «Ça permet d’utiliser des codes qui sont peut-être un peu plus crafty, fait maison, puis d’essayer de les embellir. »
On pourrait se borner à traduire tout cela en disant que le ciné-théâtre n’est rien de plus qu’un cinéma-sans-post-production, mais on préfère la poésie d’Olivier Arteau. «C’est vraiment un compromis avec le cinéma par la beauté des images et le fait qu’on peut magnifier des espaces ternes, en utilisant quand même la magie de la créativité de boîte de carton pis de liège pour rendre cette magie-là, exprime-t-il. J’ai comme l’impression que c’est comme un cinéma avec un peu plus d’humilité, plus artisanal. »
On retrouve cette vision du ciné-théâtre comme d’un objet artistique à part entière chez Anne Émond et Jean-Philippe Baril-Guérard. Eux deux ont travaillé sur le même type d’adaptation pour Manuel de la vie sauvage. La première était en charge de la mise en image, alors que le second a écrit le roman, puis le scénario de la pièce. «Le but était de transmettre l’impression de la pièce sans nécessairement filmer simplement la scène», vulgarise l’auteur.
Se réinventer, comme ils disaient
Ce n’est pas la première fois qu’un livre est adapté en pièce de théâtre, mais l’avènement du ciné-théâtre a vu le jour entre autres en réponse à la situation pandémique. L’enregistrement de Ce qu’on respire sur Tatouine a eu lieu en 2020, juste avant le temps des fêtes. L’équipe a dû s’adapter à la (re)fermeture des salles, faisant face à l’importance de «trouver de nouvelles façons de porter l’art vivant» rapporte le metteur en scène.
« On a eu de très grosses réflexions avec [Eliot Laprise] parce qu’on s’est dit que de montrer la scène telle qu’elle, c’est sur que ça ne rendra pas justice à tous les procédés scéniques ni à l’oeuvre de Jean-Christophe [Réhel]», raconte Olivier Arteau. Emprunter des codes au cinéma en conservant les cadres du théâtre, voilà le défi que se sont donné les deux scénaristes. Au final, on se retrouve avec un produit que M. Arteau qualifie d’encore plus théâtral.
Pour Anne Émond, réaliser Manuel de la vie sauvage n’a pas été simple, malgré ses plusieurs années d’expérience comme réalisatrice au cinéma. Elle a accepté de relever le défi avant de voir la pièce: elle avait beaucoup apprécié le roman. Quand elle y a enfin assisté, elle a fait le saut. Elle a réalisé qu’il y avait peu de décors et que l’action de la pièce était principalement portée par les dialogues.
La cerise sur le gâteau : certains éléments fondamentaux à la scénographie de la pièce étaient carrément « anti-cinématographiques », estime-t-elle. « Je dis ça avec un sourire aux lèvres, mais j’ai trouvé ça vraiment difficile », se souvient-elle. Elle assure toutefois avoir eu beaucoup de plaisir à réaliser le projet.
Jean-Philippe Baril-Guérard compare les différentes versions de ses oeuvres ainsi: « la pièce de théâtre est plus in your face, plus confrontante encore que le livre, qui est plus introspectif. On y joue un peu plus sur les zones grises et la nuance. » L’avantage de la mise en image de la pièce, c’est qu’on y retrouve la subtilité du livre, juge-t-il.
Déjouer la distance créée par la lentille
Il est vrai qu’en regardant les captations de Manuel de la vie sauvage et Ce qu’on respire sur Tatouine, on ressent une proximité unique avec les personnages. Surprenant, puisqu’au théâtre, on aurait été dans la même pièce qu’eux, alors qu’un écran et une lentille nous séparent quand on assiste à la représentation de notre salon.
Cette distance se transforme facilement en illusion de proximité alors que les acteurs s’adressent à nous en nous regardant dans les yeux, à travers la lentille. Impossible de faire de même lorsqu’on joue devant toute une foule.
La situation est un peu tendue, cependant, quand vient le temps de dynamiser l’oeuvre. Plus facile de décrocher, surtout quand la pièce ne suit qu’un personnage: dans Ce qu’on respire sur Tatouine, le protagoniste s’adresse directement à la caméra tout au long de la pièce.
Les autres personnages sont tous interprétés par la même voix, malgré la présence de différents acteurs à l’écran. C’est comme s’ils étaient cités. C’est intéressant et ajoute certainement à la pièce, mais on dénote un manque de mouvement: il est plus difficile de garder une attention soutenue.
Une des beautés du théâtre en vidéo sur demande, c’est son accessibilité. En terme de prix et d’accès physique, on est loin de ce qu’offrent les pièces de théâtre traditionnelles. Pour 15$, on peut mettre la main sur une oeuvre d’art en deux temps trois mouvements, et l’écouter directement de chez nous.
L’expérience n’est pas la même, évidemment, que de se rendre au théâtre et de se nourrir de l’énergie des acteurs et de la foule, mais a tout autant de valeur. L’opportunité qu’offre le ciné-théâtre de prendre des formes moins explorées d’un procédé cinématographique est franchement enrichissante, autant à réaliser qu’à consommer, il semblerait.
Les deux pièces sont disponibles en vidéo sur demande sur les sites Internet des théâtres Duceppe, pour l’oeuvre de Jean-Philippe Guérard, et du Trident, pour l’adaptation de celle de Jean-Christophe Réhel.
- Artiste(s)
- Manuel de la vie sauvage
- Ville(s)
- Montréal
- Salle(s)
- Théâtre Jean-Duceppe
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