Kate Tempest à la Sala Rossa | 4h18, l’heure de l’introspection

À l’automne dernier, la rappeuse/poétesse/slammeuse britannique Kate Tempest déposait un deuxième album coup de poing, une oeuvre mi-narrative, mi-philosophique, résolument engagée, et meublée de textes percutants mur à mur. Par un jeudi soir aussi pluvieux que ce qu’on s’imagine de son Londres natif, l’artiste venait présenter ce « Let Them Eat Chaos » en intégral, sur la scène d’une Sala Rossa bondée.

Vivre le moment présent. Ça sonne comme le pire cliché de notre ère (post-)moderne. Mais pour Kate Tempest, c’est un mantra de la plus haute importance. Vivre le moment présent, ensemble de surcroît.

Dans cet esprit, l’artiste se pointe sur scène, à l’heure prévue précisément (s’inscrivant en faux de la culture fashionnably late du hip-hop). Après avoir absorbé une ovation spontanée de quelques minutes, elle demande poliment à la foule de se laisser bercer par l’expérience sans avoir recours à son téléphone portable pour la prochaine heure. Le moment précis. Ensemble. Merci.

On en profite pour fermer le fidèle écran miniature, non sans remarquer cette alerte de notre application La Presse : « Les États-Unis frappent une base aérienne en Syrie. »  Ok. On respire par le nez… Kate est là. Tout va bien aller.

Elle débute, sans musique :

Picture a vacuum
An endless and unmoving blackness
Peace, or the absence at least, of terror
I see, and amongst all this space
That speck of light in the furthest corner
Gold as a pharaoh’s coffin
Now follow that light with your tired eyes
Its been a long day, I know, but look
Watch as it flickers and it roars into fullness and fills the whole frame blazing a fire you can’t bear the majesty of
Here is our Sun
And look
See how the planets are dangled around it
And held in that intricate dance
There is our Earth
Our Earth

C’est parti, ça fonctionne. On y est, avec elle. On suit le fil de sa narration cosmique, happés en peu de temps par son charisme engageant. Comme hypnotisés par ce texte d’introduction qui pourrait aussi bien servir de voix pré-enregistrée au Planétarium.

Les mots s’enchaînent avec ce débit absolument hallucinant qui lui est propre, la musique électro habilement fignolée en direct par ses 3 musiciens embarque, et les textes ouvrent sur les méandres du quotidien, avec Lionmouth Door Knocker. La routine, l’impression de solitude tout en étant constamment entouré de gens, cette question qui nous vient tous en tête à un moment ou un autre : est-ce que quelqu’un d’autre ressent ce que je ressens en ce moment ?

La trame narrative de Let Them Eat Chaos est assez simple. Il est 4h18, en pleine nuit, et sept personnages fictifs sont enfermés chez eux, pris d’une crise de conscience chacun chez soi. Éveillés au sens propre comme au figuré. Kate Tempest trace les contours de ses personnages comme peu d’autres savent le faire. Et ça ouvre immanquablement sur des idées plus grandes qu’eux.

Le concept d’individualité versus collectivité est omniprésent, sur fond de crise financière, d’inquiétudes face à l’immigration, de catastrophe environnementale et quoi encore. Sur la consommation. Sur la géopolitique. Sur tout ce qui nous isole au lieu de nous rassembler, tiens.

Au final, une tempête — d’inspiration quasi-biblique, on dirait —  surviendra, comme par miracle, réunissant ces 7 personnages voisins mais étrangers au milieu de la rue sous la pluie battante (semblable à celle que nous avions tous bravée pour se rendre à la Sala Rossa, justement).

L’épopée, racontée à un train d’enfer supporté par des musiques parfois rythmées, souvent fragmentées, se termine sur Tunnel Vision, la dernière piste de l’album, qui conclut sur ces mots :

Justice, justice, recompense, humility
Trust is, trust is something we will never see
Till love is unconditional
The myth of the individual has left us disconnected, lost, and pitiful
I’m out in the rain
It’s a cold night in London
And I’m screaming at my loved ones to wake up and love more
I’m pleading with my loved ones to wake up and love more

Si ça frappe la conscience de plein fouet lors d’une écoute de l’album, l’effet est décuplé lorsqu’on se trouve dans une foule, entouré d’étrangers à qui on peine à adresser la parole. Même après un tel concert, à notre retour dans le monde extérieur, où il pleuvait justement à boire debout.

On a du chemin à faire.

À visionner pour découvrir Kate Tempest :

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