Opéra de Montréal

Jenůfa à l’Opéra de Montréal | Des ténèbres jaillit la lumière

Pour sa deuxième production de la saison, l’Opéra de Montréal lie son talent à celui du grand cinéaste canadien Atom Egoyan pour raconter l’histoire bouleversante de Jenůfa, dans une mise en scène fidèle à la musique du compositeur tchèque Leoš Janáček.

Créé en 1904 à Brno, l’opéra Jenůfa, inspiré d’une pièce de théâtre tchèque de Gabriela Preissová, est censé se dérouler dans un village tchèque il y a 150 ans et aborde des thèmes très moraux et traditionnels (le péché, la rédemption, l’honneur et l’amour, entre autres). Toutefois, comme il s’agit d’un des premiers opéras qui ne met pas en scène des personnages historiques, des divinités ou des êtres mythologiques, mais plutôt des gens ordinaires, l’action pourrait se dérouler dans n’importe quelle communauté isolée. Ainsi, le metteur en scène a choisi d’ancrer l’intrigue dans un village tchèque à la croisée du traditionnel et du contemporain, à l’image de la musique de Janáček, qui mêle mélodies folkloriques tchèques et sonorités modernes. La tension entre tradition et modernité, qui sous-tend toute l’histoire, s’exprime dans l’opposition frappante entre les costumes des personnages de la famille de Jenůfa et ceux des autres villageois. Tandis que les premiers portent des habits plutôt traditionnels, illustrant leurs valeurs morales, les seconds arborent des vêtements contemporains et certains utilisent même des cellulaires. Bien que ce choix artistique découle d’une volonté du metteur en scène et de l’Opéra de Montréal d’ancrer à la fois les thèmes universels de l’histoire et l’opéra dans notre société, l’extrême contemporanéité et le manque d’originalité de certains costumes, ainsi que la présence de cellulaires, tend à tomber dans la tendance du « contemporain à tout prix » du théâtre actuel, même si l’utilisation des cellulaires, notamment pour prendre des photos, illustre bien le regard et le jugement social impitoyable auxquels font face Jenůfa et sa mère adoptive.
Cependant, l’exécution des costumes folkloriques de l’héroïne et des villageoises dans le dernier acte, celui du mariage de Jenůfa, est remarquable.
Le décor plutôt minimaliste et symbolique permet également d’illustrer cette universalité et intemporalité des thèmes traités.

Selon le metteur en scène Atom Egoyan, Jenůfa est d’abord et avant tout « une étude des comportements humains extrêmes causés par un traumatisme familial », comparant Freud et Janáček dans leur exploration du refoulement des émotions et des vérités émotionnelles profondes (Programme du spectacle sur le site de l’Opéra de Montréal). La production de l’Opéra de Montréal permet à la musique expressive et « parlée » de Janáček, car reproduisant les caractéristiques du langage oral, d’exprimer les émotions humaines dans toute leur complexité et leur profondeur.
Le décor minimaliste, qui symbolise et suggère plus qu’il ne montre à la fois le moulin de la famille Buryja, la chaumière où vit Jenůfa et la nature autour, rend possible la concentration du spectateur sur la musique et les chanteurs. Les voix des solistes expriment de façon impressionnante les nuances et les contradictions des émotions humaines. Ainsi, la soprano Marie-Adeline Henry illustre avec justesse l’évolution de Jenůfa au cours de l’histoire. La mezzo-soprano Katarina Karnéus (Kostelnička), quant à elle, réussit de manière épatante, grâce à sa grande tessiture vocale, à exprimer à la fois la sévérité morale et la vulnérabilité du personnage. Finalement, le ténor Edgaras Montvidas (Laca) montre avec brio la complexité et les contradictions émotionnelles du personnage. Le jeu du ténor est également rempli d’intensité dramatique, notamment lors de deux moments-clés : à la fin du premier acte, juste avant la descente du rideau, quand il déracine le plant de romarin de l’héroïne et quand il retient avec son corps la foule des villageois se précipitant vers Jenůfa quand elle apprend la vérité sur son enfant. La tension dans la salle était palpable dans le silence total.
Chapeau aux chanteurs qui ont réussi à apprendre le livret en tchèque, langue assez rare à l’opéra.
Finalement, les éclairages, presque cinématographiques et très symboliques, ajoutent à l’univers émotionnel de l’histoire.
Seul bémol : les coquilles dans les surtitres en français, qui nuisent par moments à la fluidité de la lecture, et donc à la concentration.

121 ans après sa création, Jenůfa résonne encore grâce à ses thèmes intemporels et son exploration de l’âme humaine dans toute sa complexité. Le premier grand succès de Janáček montre que la lumière de l’espoir et du pardon jaillit même à travers les ténèbres du désespoir, comme le symbolise l’éclairage magnifique de la scène finale du spectacle.

Jenůfa est présenté les 22, 27 et 30 novembre 2025 à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts.

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