crédit photo: Frédérique Leblanc
Sensei H

Entrevue avec Sensei H | De la paresse naît l’authenticité

Après avoir brillé aux Francouvertes au printemps dernier en remportant la deuxième place du concours, Sensei H (Sirine Hassini) et Vérone (Jeanne Corpataux-Blache) dévoilaient récemment leur album La Mort du Troisième Couplet, un projet de onze titres qui cultive habilement les nuances et les contrastes.

Dans cet opus, les compositions et la réalisation de Vérone fusionnent habilement hip-hop, jazz, rap et même électro. Les textes de Sensei H, poignants et d’une authenticité déconcertante, la révèlent sans pudeur. Sur cet album, Sensei H témoigne d’une grande maturité dans son art et navigue avec aisance entre un flow tantôt incisif, tantôt nonchalant ou mélodieux. L’album qui est un chef-d’œuvre dans son genre s’écoute d’une traite, entrainé par une riche diversité de rythme et d’ambiance.


Curieuse de découvrir les coulisses de ce projet, j’ai retrouvé Sirine Hassini dans un bistro-bar du quartier Saint-Roch. Elle m’a parlé de la rappeuse qu’elle est devenue et de la femme qu’elle aspire à devenir. Un entretien à cœur ouvert au cours duquel Sensei H a joué le jeu d’une entrevue où ses paroles ont guidé mes questions.

« T’es l’océan, ils ne sont qu’des mares », sur Magnifique

Sirine Hassini, d’origine franco-algérienne, a d’abord traversé l’océan pour entreprendre des études à l’Institut maritime du Québec, à Rimouski. Destinée à une carrière de technologue en architecture navale, je lui demande comment la musique est devenue son plan A, elle raconte que tout a commencé… justement à Rimouski.

En 2016, alors qu’elle débute dans le rap, elle est invitée à assurer la première partie du groupe rap rimouskois Frères d’Ombre. Elle rencontre alors la bande d’Explicit Productions, une maison de production hip-hop fondée à Lévis. Nicolas Saye Soucy, alias Saye, qui fondera Les Productions Sales Sud, est impressionné par son travail. Il lui propose alors de distribuer et promouvoir son microalbum Magouille, marquant ainsi son entrée dans le monde du hip-hop québécois.

Sirine entame tout de même sa carrière de technologue, mais après quatre ans elle décide de quitter ce domaine. « Au bout de quatre ans, il y a plein de choses qui m’ont fait quitter ce travail », explique-t-elle. D’un côté, certaines décisions prises par ses supérieurs allaient à l’encontre de ses valeurs. De l’autre, les longues heures de travail pesaient lourd. « Je me suis rendu compte que c’était un travail qui n’était pas adapté à ma condition neurologique. À côté de ça, ça faisait des années que je faisais de la musique. J’ai vu que je commençais à être capable de subvenir à mes besoins avec ça. »

Maintenant qu’elle a quitté son emploi, elle confie être « à fond dans la musique ».

* Sensei H en finale des Francouvertes 2024. Photo par Pierre Langlois.

« Jamais seule dans ma galère », sur Galère

Lorsqu’on l’interroge sur l’importance de sa communauté dans le développement de son projet, Sensei H dit : « je n’ai pas un gros entourage, mais j’ai un petit entourage de qualité, des gens que j’aime. Il y a toujours eu des personnes, tout au long de ma carrière, qui ont sincèrement cru en ce que je faisais. [Des personnes] qui me rappellent que ce que je fais, ça a du sens ». Parmi elles, le rappeur Eman (Alaclair Ensemble) qu’elle admire et qui est une source d’inspiration.

À propos des collaborations sur La Mort du Troisième Couplet, elle explique : « Quand tu es entourée de plein de personnes, ça fait toute la différence, car cela t’amène dans des directions où tu ne serais peut-être pas allé seule. » Parmi cet entourage, elle cite notamment le travail de Frédéric Leblanc, qui a créé le visuel de l’album. On retrouve également sur l’album des collaborations avec Calamine (Coup de théâtre), Sarina Blue (Magnifique) et Emmanuel Alias (Alias) à la coréalisation.

« Tout est mieux depuis que Vérone est devenue ma base », sur L’amour du troisième couplet

Et… depuis quand Vérone est-elle devenue sa base? Sensei H raconte que, lorsqu’elle et sa complice Jeanne Corpataux-Blache se sont rencontrées, Jeanne jouait de la contrebasse pour l’Orchestre symphonique de Québec tandis qu’elle-même créait de la musique dans son appartement: « j’ai mon logiciel, mon micro, je fais mes trucs […] J’ai dit, est-ce que ça te tenterait de faire une chanson avec moi? »

Sensei H lui aurait ensuite montré les bases de son logiciel avant de s’absenter quelque temps pour une téléconférence. À son retour, Jeanne était devenue Vérone, la beatmaker. À peine à l’aise avec le logiciel, elle avait déjà fait un beat « super simple, […] j’ai entendu ça, j’ai pris mon cahier et j’ai juste écrit la chanson. » C’est ainsi qu’est née Edmund, une pièce de l’album focus paru en 2021, marquant ainsi le début de leur fructueuse collaboration.

« Quand j’monte sur scène, y’a pas d’jeux d’acteurs », sur Coup de théâtre

La genèse de l’écriture d’Edmund est le reflet de leur processus de création. Ça débute habituellement par une boucle composée par Vérone. Sensei H allume son micro et « rappe un petit peu en freestyle ». Les textes sont écrits « à l’oral [et] les refrains arrivent spontanément comme ça ». Il n’y a pas de cahiers remplis de chansons inédites, tout ce qui est écrit est enregistré et publié.

C’est étonnant et impressionnant que le processus d’écriture soit si spontané, car les textes de l’album sont d’une grande qualité, le flow diversifié et les refrains très accrocheurs. Sous cette candeur se cache donc un talent brut pour la création. Cette spontanéité, qu’elle appelle paresse, donne une touche d’authenticité à ses textes. Les choses sont dites telles qu’elles sont, sans détour.

« Ramer pour ramener la victoire , sur Victoire

Malgré le côté dansant de plusieurs des compositions et les clichés de vantardise propres au rap, Sirine se dit « le meilleur vin qui sort de ta cave » ou se vante de donner « la meilleure perfo de la ville », il n’est pas nécessaire de savoir lire entre les lignes pour découvrir l’envers de la médaille, celui où une jeune femme porte depuis longtemps le poids des démons de la dépression. Les textes de Sirine sont crus, directs.

Lors de notre entretien, elle parle longuement et ouvertement de ses idées suicidaires, de la très période très difficile qu’elle a passée dans la dernière année, de cette finale des Francouvertes qu’elle n’avait pas envie de faire. Elle parle de ses dépressions à répétition avec la maturité de ceux et celles qui consultent depuis des années: « la vérité, c’est que je ne fais pas ça [la musique] pour mon ego, je ne fais pas ça pour marquer l’histoire, je fais ça pour passer le temps. »

* Aux Francouvertes 2024. Photo par Pierre Langlois.

Elle enchaine en disant que la victoire serait « de passer à travers les années, aussi triste que cela puisse paraître ». Cette déclaration révèle une lucidité et résilience déconcertantes. Il faut être soi-même dans cet état, ou avoir un proche qui en souffre, pour comprendre qu’effectivement certaines personnes ne relèguent jamais vraiment aux oubliettes le spectre de la dépression.

L’album n’a pas été conçu comme un exutoire, mais le processus spontané de création l’a conduit sur cette voie.  Dans un monde où chaque publication met en scène nos vies idéalisées, la démarche de Sirine prend un sens. En acceptant de se mettre à nu de la sorte, elle rend service à celles et ceux qui oublient que derrière le succès et la vie parfaite projetée sur les écrans, tout n’est pas toujours rose. Une démarche qui nous rappelle la normalité de nos imperfections et nous réconcilie avec les travers de la vie.

Tout de même, elle ajoute que :

C’est vrai que l’objectif principal, c’est de réussir à vivre avec mes problèmes, avec mes difficultés, avec mes insécurités. C’est de réussir à accepter l’état dans lequel je me trouve et de réussir à trouver une place dans la société avec ces problèmes-là. Donc oui, il y a de l’espoir dans cet album et dans la chanson Victoire [malgré tout] j’arrive à avoir une petite part de moi qui a une vision d’avenir.

Une victoire silencieuse, mais profonde.

La mort du troisième couplet … et sa résurrection

La seule fois que j’ai vu Sensei H sur scène, c’était en demi-finale des Francouvertes. La créativité débordante de Vérone à la contrebasse, ainsi que la spontanéité et l’humour de Sirine apportaient un véritable vent de fraîcheur. Cette dernière avait su établir une communion sincère avec le public. « Je veux continuer de garder le lien que j’ai avec les gens, faire des blagues, […] j’aime la spontanéité. J’ai envie qu’on partage quelque chose ensemble, qu’il y ait de la conversation », confie-t-elle.

Cet hiver, nous aurons l’occasion de la revoir sur scène à Québec et Montréal pour le lancement de son album, les dates sont à confirmer.

Les lancements seront l’occasion d’entendre sur scène la percutante Premier kick, les refrains accrocheurs de La mort du troisième couplet et de Coup de théâtre, Calendrier qui rappelle l’ambiance sonore de Cinq à sept de Koriass, la pop jazzée Magnifique, la lourde Critère palace et les sombres et introspectives 1997, Cardinal et Victoire.

Sensei H a confié qu’une réédition de l’album est prévue pour l’année prochaine. Cette version ressuscitera tous les troisièmes couplets absents de cette édition et qui laissent les titres volontairement inachevés. Cette absence du troisième couplet est particulièrement frappante dans le morceau d’ouverture, Premier Kick, où l’intrigue prend forme avant de s’interrompre brusquement… Je me demande encore ce qui est arrivé à Suzy!

* Au cours de l’entretien,  moi et Sirine Hassini avons toutes deux spontanément trouvé le titre de l’article. Avec cette première collaboration, je fais donc une entrée fracassante dans le monde du hip-hop québécois!

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