Entrevue avec Danièle Lévesque | Une scénographe rockeuse de génie
Tout le milieu théâtral montréalais s’est réjoui quand la nouvelle est tombée, selon quoi c’était la scénographe Danièle Lévesque qui recevait cette année le prestigieux prix Walter-Carsen pour l’ensemble de sa lumineuse carrière en arts de la scène. Le prix, décerné par le Conseil des arts du Canada depuis 2001, et doté d’une bourse intéressante de 50 000$, a déjà été attribué en danse dans le passé à Marie Chouinard et à Margie Gillis, mais c’est la première fois qu’il est reçu en théâtre au Québec.
Une consécration donc pour Danièle Lévesque qui, en 36 ans de labeur autant que de bonheur artistique, a transformé l’art de la scénographie ici, le faisant évoluer au fil d’une cinquantaine de productions théâtrales à succès. Car il y a une signature Danièle Lévesque, qui correspond à une mystérieuse approche relevant d’un instinct artistique propre à elle, une vision originale, un style affirmé et des moyens audacieux dont elle est encore une chef de file depuis sa formation à l’École nationale de théâtre où elle a été diplômée en 1983.
Dans le hall bouillonnant du Théâtre du Nouveau Monde où elle a souvent travaillé, Danièle Lévesque a reçu son prix des mains de Simon Brault, directeur du CAC, qu’elle a côtoyé de près du temps où il dirigeait l’École nationale alors qu’elle était responsable du programme de scénographie, de 2002 à 2014. Professeure émérite, elle a cheminé ensuite vers l’École supérieure de théâtre de l’UQAM où elle est encore chargée de cours et enseignante.
Une artiste à part entière
Pendant son émouvant discours d’acceptation, elle a cité Rilke et dit de François Barbeau qu’il « l’a mise au monde ». Elle a parlé du « besoin viscéral de créer », réaffirmant que « le scénographe est un artiste à part entière », et que « travailler, c’est rêver ». Dans Le Devoir du lendemain, coiffant son article du titre Poète de la scène, Caroline Montpetit écrivait : « Danièle Lévesque est une rêveuse d’espaces. Des espaces inventés, magnifiés, où se déroulent des pièces de théâtre. »
Un tandem gagnant avec Lorraine Pintal
Elle a travaillé avec tout ce qui compte de grands metteurs en scène ici, mais c’est avec Lorraine Pintal qu’elle forme un super tandem créatif qui n’est pas sans rappeler celui du scénographe Richard Peduzzi avec le regretté metteur en scène français Patrice Chéreau, ou encore celui du Grec Yannis Kokkos avec Antoine Vitez et Jacques Lassalle en France. Depuis Madame Louis 14, le solo fétiche créé et joué par Lorraine Pintal en 1988, elles ont accompli de réelles merveilles scéniques ensemble.
La maison de Réjean Ducharme
Ainsi, c’est grâce à Lorraine Pintal et à Danièle Lévesque que le théâtre de Réjean Ducharme (et l’adaptation théâtrale de ses romans), est resté bien vivant, en le présentant avec une touche sensible et aventurière donnant des œuvres magnifiques, révélatrices de l’envergure du grand dramaturge qui a légué en héritage ses droits d’auteur au TNM, tel un bienfaiteur reconnaissant ou un mécène à titre posthume.
*Photo par Pierre Desjardins.
Pour Ha ha!…, la scénographe avait imaginé une grande boîte où les acteurs étaient confinés, incluant un immense aquarium avec des poissons vivants. Pour Ines Pérée et Inat Tendu, elle a voulu que l’eau prédomine, créant un plancher de scène qui s’ouvrait et se refermait sur une nappe d’eau. Pour Bonjour, là, bonjour avec René Richard Cyr, elle a empilé sur scène un grand nombre de réfrigérateurs, créant une sculpture géante.
Sa démarche de création
En entrevue avec Sors-tu tout juste après la réception de son prix, Danièle Lévesque expliquait ainsi sa démarche de création: « Ça dépend toujours des projets. Parfois, je suis inspirée globalement par le texte, d’autres fois, par la vision du metteur en scène, des fois même à partir de la gang d’acteurs et d’actrices. Je fais beaucoup de recherches d’images et d’associations. Je peux mettre 100 images sur mon mur, et là, commencer à décoder l’histoire. C’est beaucoup aussi ce que je fais avec mes étudiants. »
« Faire de la scénographie, ça relève de l’écriture. C’est comme créer un deuxième texte, mais en images. Au fil des ans, l’œil développe plus d’acuité et de sensibilité pour y arriver. »
Ce qu’elle aime faire, c’est partir du réel et le magnifier, se comparant à Yann Arthus-Bertrand en photographie qui reflète le réalisme en même temps que ce qu’elle appelle une « démesure émotive ». Il y a eu déjà L’hiver de force de Réjean Ducharme dans une boîte au sous-sol de l’Espace Go. Puis, un désir de magnifier cette boîte-là en faisant en sorte de la suspendre dans les airs pour Ha ha!… au TNM. Mais avec Ines Pérée et Inat Tendu, elle a voulu faire éclater cette boîte au profit de bateaux qui bougeaient sur l’eau, supprimant le quatrième mur.
Une trilogie évolutive
Avec À quelle heure on meurt? à Go en tout début de carrière, elle s’est forgé une trilogie évolutive qui la conduira à l’accomplissement que fut L’hiver de force, au TNM en 2001 dans le cadre du Festival des Amériques. « Réjean Ducharme, dira-t-elle, émue, a toujours fait partie de mon univers scénographique. Il a été très important pour moi, dans ma propre lecture de la scéno. C’est un auteur qui m’a tellement inspirée! »
Il y a eu aussi bien Racine, Claudel, Tremblay, Brecht, Genet, Danis, Molière, Chaurette, Shakespeare, Miller, autant qu’Euripide, Wedekind et plusieurs autres, illustrant chaque fois la parole du dramaturge dans un environnement conceptuel différent, créant un climat d’ensemble qui conditionne les personnages par le jeu des acteurs, et sublime l’action véhiculée par le texte en faisant naître sur une scène la fine magie du théâtre.
La pérennité des auteurs québécois
« Je suis tellement contente que Danièle reçoive ce prix », soulignait au passage Lorraine Pintal, avec qui elle a réalisé une bonne vingtaine de productions au TNM depuis les 28 dernières années qu’elle en est la directrice artistique et générale. Ensemble, on leur doit en particulier la renaissance et la pérennité du théâtre de Claude Gauvreau, de Marcel Dubé et de Réjean Ducharme.
*Photo par Pierre Desjardins.
Lorraine Pintal ajoutait : « Danièle part de l’œuvre, comme le fait le metteur en scène. Elle a une vision globale du show en devenir. Je lui ai même dit à un moment donné qu’elle pourrait faire de la mise en scène. Elle dépasse la scéno. On analyse le texte ensemble, la compréhension de ses enjeux. Nous sommes toutes les deux très influencées par l’architecture, la peinture et le cinéma.
« Elle aime les films d’horreur plus que moi, mais c’est sûr que des cinéastes comme David Lynch ou Lars von Trier nous ont beaucoup inspirées. Aussi, elle est très axée sur la lumière, et moi, j’adore la lumière. Je crois que nous avons trouvé un esthétisme commun assez complémentaire. »
Face à un tournant
Danièle Lévesque, qui vient d’avoir 62 ans, en est néanmoins à un tournant de sa vie professionnelle. Après avoir investigué le théâtre de répertoire autant que de l’avant-garde, la danse, l’opéra et la scénographie muséale, elle veut accéder à une autre dimension, plus proche de l’image que du décor, questionnant le pouvoir des objets, leur mise en images et en espace.
« J’ai longuement exploré ce terrain de jeu qu’est la scénographie, et là, je pense à autre chose. Comme écrire un scénario de deux ou trois minutes, et prendre une caméra. J’aimerais bien que ça débouche sur quelque chose, mais je ne sais pas encore quoi. »
- Artiste(s)
- Compagnie Marie Chouinard, Danièle Lévesque, Margie Gillis
- Ville(s)
- Montréal
- Salle(s)
- Espace GO, Théâtre du Nouveau-Monde
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