Corps fantômes chez Duceppe | Le théâtre comme essentiel lieu de mémoire
Sur la scène du Duceppe, Corps fantômes déploie une fresque théâtrale de trois heures. Trois heures qui filent sans qu’on les voie passer. Fictive dans sa forme, cette œuvre chorale inspirée de faits réels s’appuie sur une documentation rigoureuse pour exhumer un pan de notre histoire collective trop longtemps ignoré : celui des violences policières et des crimes haineux perpétrés contre la communauté LGBTQ+ montréalaise des années 1990.
Ce que le théâtre sait dire quand l’histoire se tait
Avec ce texte, le collectif de huit auteur·rices (François Édouard Bernier, Dany Boudreault, Maxime Carbonneau, Sébastien David, Christian Fortin, Célia Gouin-Arsenault, Joephillip Lafortune et Matéo Pineault) prend à bras-le-corps la mission de raviver ces événements oubliés. Et le mot « raviver » semble presque trop doux : il s’agit ici de faire exister une histoire que même au sein de la communauté LGBTQ+ peu connaissent.
La pièce m’a d’ailleurs bouleversée: ces événements m’étaient essentiellement inconnus, même si, à peine trois ou quatre années plus tard, je commençais à fréquenter cette scène qui avait été le théâtre de violences inouïes. Je m’explique mal cette cette absence de transmission, sinon par l’hypothèse que la communauté elle-même ait voulu enfouir cet épisode honteux de l’histoire montréalaise pour se concentrer sur le simple fait de vivre. Quoi qu’il en soit, cela montre à quel point cet effort de mémoire collective était essentiel.
Des vies en éclats : fragments d’intimité et de lutte
Au cœur du récit, Marion (Célia Gouin-Arsenault) hérite d’une boîte remplie de souvenirs de son père disparu. Elle y découvre une pièce écrite par Francis Côté (Gabriel Cloutier-Tremblay, bouleversant), ancien amant de son père Sylvain (Francis Ducharme). Ce fil narratif intime nous entraîne dans le Montréal des années 1990, vibrant et tragique, où la communauté LGBTQ+ dansait et fréquentait de nuit les lieux interlopes, parce qu’elle n’avait tout simplement pas le droit d’exister au grand jour.
Autour d’eux gravite une constellation de personnages, réels et fictifs, incarnés par une distribution impressionnante : Quincy Armorer, Paolo Askia, Sophie Cadieux, Philippe Cousineau, Sébastien David, Élie Dorval, Christian Fortin, Joephillip Lafortune, Charlie Monty, Renaud Soublière, et bien d’autres.
Malgré l’imposante distribution, aucune interprétation n’était faible. Toutes étaient d’une justesse rare : rien ne sonnait faux, cliché ou stéréotypé. Les références fréquentes à des ancrages culturels populaires, comme la série Les Filles de Caleb et le titre Think About You de Jean Leloup, brouillaient d’autant plus la frontière entre fiction et réalité, nous immergeant efficacement dans le Montréal des années 1990.
La force du récit réside également dans des textes justes qui font cohabiter le cru et le sensible, le réel et la fiction. Les personnages fictifs y croisent des figures marquantes bien réelles, qui ont milité, soutenu et soigné une communauté fragilisée, parfois au risque de leur propre vie: le docteur Michel Marchand, son dauphin le docteur Réjean Thomas ainsi que d’autres figures qui méritent leur place dans l’histoire avec un grand “H”, mais qui demeure largement du grand public: Josée Yvon, Michael Hendricks, Claudine Metcalfe.
Des personnages habités, une époque recréée
La mise en scène de Maxime Carbonneau est magistrale et d’une efficacité remarquable. L’espace scénique et les décors sont exploités avec ingéniosité pour nous transporter tour à tour dans l’atmosphère feutrée des bars obscurs des années 1990, dans une salle communautaire, dans un salon, ou encore dans les lieux de vie intimes où se tissent les récits.
Au final, la justesse du texte, l’interprétation maîtrisée et l’utilisation judicieuse de la mise en scène nous permettent de mieux comprendre ces corps fantômes, qui prennent autant de formes qu’il y a de diversité dans cette communauté : l’homme qui habite le corps de Rachel depuis l’enfance et qui doit s’exiler à San Francisco pour accéder aux soins qui le feront naître; Sylvain, policier de l’escouade des mœurs, père de famille, tiraillé entre son amour pour sa femme et son désir viscéral pour les hommes; et Francis, homme homosexuel cis, vivant dans la peur d’une mort imminente, suspendu à l’espoir d’un remède miracle après un diagnostic fatal de VIH.
Corps fantômes redonne lumière et voix à celles et ceux qui ont risqué leur vie pour dénoncer l’inacceptable. Il rappelle que les droits acquis ne sont jamais garantis, et que le théâtre peut être un lieu de mémoire active, de justice poétique, et de transmission.
Corps fantômes joue au Théâtre Duceppe du 22 octobre au 22 novembre 2025. Pour des billets, c’est par ici.
Corps fantômes
Texte: François Édouard Bernier, Dany Boudreault, Maxime Carbonneau, Sébastien David, Christian Fortin, Célia Gouin-Arsenault, Joephillip Lafortune et Matéo Pineault
Mise en scène: Maxime Carbonneau
Avec: Quincy Armorer, Paolo Askia, François Édouard Bernier, Dany Boudreault, Sophie Cadieux, Philippe Cousineau, Gabriel Cloutier-Tremblay, Sébastien David, Élie Dorval, Francis Ducharme, Christian Fortin, Célia Gouin-Arsenault, Joephillip Lafortune, Charlie Monty et Renaud Soublière.
- Artiste(s)
- Corps fantômes
- Ville(s)
- Montréal
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- Théâtre Duceppe
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