crédit photo: Christophe Raynaud de Lage
Carte noire nommée désir

Carte noire nommée désir au FTA | Exorciser les préjugés

Avec sa pièce Carte noire nommée désir, Rébecca Chaillon propose une expérience frappante de 2h40 où huit femmes afrodescendantes performent autour des questions d’intersectionnalité qui habitent nos sociétés.

Créé en 2021, Carte noire nommée désir a déjà été joué plus d’une soixante de fois en Europe. La pièce doit son nom à une publicité suggestive des années 90 de la marque de café française Carte noire.

Avant le début de la pièce, les femmes noires et métisses afrodescendantes du public sont invitées à s’asseoir non pas sur les gradins, comme la tradition le veut, mais sur des canapés, de l’autre côté de la scène. Si certaines ont préféré refuser la proposition, d’autres se sont prêtées au jeu et rapidement, les canapés se sont remplis. Le public est ainsi divisé en deux, avec en permanence dans son champ de vision, derrière la scène, « les autres ». Pour ma part, j’étais assise du côté des gradins.

Cette expérience peut être salvatrice, selon Rébecca Chaillon, française d’origine martiniquaise, qui soutient que la non-mixité permet de « mettre en relief ses perceptions différentes » en organisant une « rencontre » de ces deux publics.  Tout au long du spectacle, on assiste aux réactions et aux émotions du public face à soi, ce qui renforce les propos de la performance, comme si l’on voyait le spectacle à travers leurs yeux.

Accompagnée de sept performeuses aux talents variés (poésie, danse, cirque ou encore céramique), Rébecca Chaillon met en scène son corps avec un engagement inébranlable. Carte noire nommée désir est une expérience hors norme qui défie les codes du théâtre.

* Photo par Christophe Raynaud de Lage.

Se jouer des préjugés

Rébecca Chaillon n’épargne aucun préjugé dans sa pièce. Fatou la babysitter étonne en ramenant de son pays des tissus colorés et en parlant « l’africain », tandis que des hommes blancs sont à la recherche de la femme « exotique » qui correspondra à leurs fantasmes. La réalisatrice offre en exclusivité à son public québécois des jeux de mots comme le « Cacanada » ou la « poo-tine » lors d’un dinner party autour du caca.

Le public est même invité à participer à des devinettes lors d’un pseudo-jeu télévisé où s’enchaînent les mimes représentant la célèbre marque de riz Uncle Ben’s (toujours à la vente), Will Smith ou encore le white saviorism. Entre gêne et rires, le public se prend au jeu n’échappant pas à un moment de malaise lorsque le génocide est mimé.

* Photo par Christophe Raynaud de Lage.

Si la durée de la pièce peut paraître très longue, elle est à l’image de ce qu’elle aborde : une histoire complexe, perpétrée à travers les générations. Certaines scènes peuvent parfois être éprouvantes. Les mêmes actions se répètent pendant plus d’une demi-heure, nous poussant à bout. Cet inconfort force à réfléchir sur ce qui se déroule depuis notre arrivée dans la salle.

Le corps au coeur du désir

Dans Carte noire nommée désir, c’est avant tout le corps qui est mis en scène à travers une vraie réappropriation de celui-ci. À commencer par la crème blanche qui recouvre le corps nu de Rébecca Chaillon et dont elle se débarrasse dès le début. Tout au long de la pièce, les performeuses tentent d’exorciser le désir postcolonial que les blancs portent encore sur le corps des femmes noires et métisses.

Pour déconstruire les stéréotypes dont les femmes afrodescendantes sont encore victimes, Rébecca Chaillon décide de se servir de la nourriture comme outil d’émancipation, faisant aussi écho à ses précédentes performances (L’estomac dans la peau, 2011). Elle utilise des aliments anciennement cultivés par les esclaves noirs comme le café, le cacao ou le tabac. Ces derniers sont mis en scène de façon provocatrice, coulant sur les corps, salissant les vêtements et la scène. Mais l’expérience ne s’arrête pas là, elle est multisensorielle et les odeurs de chocolat nous parviennent jusqu’aux narines.

Carte noire nommée désir est une vraie épopée. Une performance qui trouble, qui secoue, qui remue et dont on ne peut ressortir indifférent. La pièce est présentée dans le cadre du FTA à l’Usine C jusqu’au dimanche 26 mai.

* Photo par Christophe Raynaud de Lage.

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