Atteintes à sa vie à l’Usine C | Le grand vertige de s’attaquer à un chef d’oeuvre contemporain
Pour la toute première fois au Québec, l’œuvre contemporaine acclamée Atteintes à sa vie de Martin Crimp sera mise en scène afin d’être présentée à l’Usine C, du 19 au 30 avril 2022. Ce « kaléidoscope énigmatique de dix-sept scénarios pour le théâtre » sera défendu sur scène par Maxime Genois, Karine Gonthier-Hyndman, Iannicko N’Doua et Ève Pressault, sous la direction de Philippe Cyr, qu’on a rencontré à nos bureaux pour discuter de ce défi titanesque.
« Je me sens très fébrile, de plus en plus nerveux », nous confie-t-il à quelques jours de la première, malgré son flegme remarquable. « C’est un gros spectacle, un texte assez compliqué à monter. Un vrai bon défi pour tout le monde, moi y compris, mais aussi les acteurs. C’est une partition de haute voltige… »
Dix-sept scénarios pour le théâtre
« C’est un texte dont la forme est absolument passionnante », poursuit-il, souriant. Le sous-titre de la pièce, « dix-sept scénarios pour le théâtre », nous informe d’emblée que l’histoire sera racontée de manière fragmentée. « À chacune des scènes, il y a un changement assez majeur dans la forme. » Une bande de narrateurs invente l’histoire du personnage principal aux identités multiples, qui se nomme tantôt Anne, Anny, Annie ou Annushka. Elle sera tour à tour terroriste, artiste visuelle, star de porno ou marque de voiture européenne. Ces narrateurs réinventent donc à mesure l’histoire d’un personnage à la fois polymorphe et absent.
Se faisant, Philippe Cyr y voit des parallèles avec les préoccupations féministes de notre époque, et la question des identités et des genres.
Il y a un personnage
féminin
absent
dont on raconte l’histoire.
Juste ce processus-là est violent en tant que tel.
« La personnage principale, Anne, est absente et on raconte son histoire, on lui invente une vie, on utilise son nom, et on repasse le personnage dans le moulin. »
Le metteur en scène y voit une forme de réflexion sur les identités, sur l’appropriation, sur le fait de raconter l’histoire des autres.
« Aujourd’hui, dans les arts de la scène, on est dans une réflexion très profonde et importante sur ce qu’on peut faire ou pas dans nos rapports de pouvoir quand on raconte les histoires. [Atteintes à sa vie] pose la question mais d’une toute autre manière, dans sa forme et dans la mécanique du texte. Mais le texte est violent, la mécanique du texte est oppressante. C’est ce qui est transmis dans l’oeuvre. C’est comme si on transposait dans un objet artistique toute cette violence que notre société peut avoir quant aux questions de représentativité. »
* Photo par Marc-André Mongrain.
Un défi qui tombe à point
Après avoir mis en scène Le Brasier (de David Paquet) en 2016, Ce qu’on attend de moi (co-créée avec Gilles Poulin-Denis) en 2019, et aussi le désormais célèbre théâtre documentaire J’aime Hydro de Christine Beaulieu, Philippe Cyr sentait qu’il avait désormais tous les outils dans son coffre pour aborder Atteintes à sa vie.
J’ai toujours aimé ce texte-là, c’est un grand grand texte de la dramaturgie contemporaine. J’avais cette envie dans un tiroir depuis un bon bout de temps. Ça prend une certaine maturité, quelques ressources, quelques réflexes pour ne pas être coincés devant les difficultés qu’on va rencontrer.
« Il y a des oeuvres pour lesquelles ta marge de manoeuvre est assez mince, tu ne peux pas tout faire », nous explique-t-il au sujet de son travail. Il cite en exemple Corps Titan, monté le printemps dernier au Théâtre d’Aujourd’hui, qui est un texte dur et intime par et pour l’actrice et autrice Audrey Talbot, qui est sur scène elle-même pour le défendre. Un metteur en scène peut difficilement prendre des libertés dans un contexte comme celui-là, et c’est bien ainsi.
Atteintes à sa vie est tout à fait l’inverse. « Il y a tellement de choses qui fonctionnent que la quantité de choix qui reposent sur les épaules de l’équipe de création est vraiment titanesque ! »
Par exemple, à la lecture du texte, on ne sait ni combien d’acteurs sont impliqués, ni qui dit les répliques. Il revient donc au metteur en scène d’en prendre la décision.
Ce texte datant de 1997, Philippe Cyr l’a découvert lorsqu’il étudiait le théâtre, au début des années 2000. Au fil du temps, il y voyait de plus en plus d’éléments précurseurs, qui résonnent encore plus fort aujourd’hui : on peut facilement, par moments, y tracer des liens avec la situation en Ukraine, ou la montée de Trump, par exemple.
À l’instar de Sarah Kane (dont l’oeuvre Manque est justement présentée ces jours-ci à l’Usine C dans une mise en scène de Alexa-Jeanne Dubé et Patrick R. Lacharité), Atteintes à sa vie s’inscrit dans le courant du théâtre de l’inquiétude. « Il (Crimp) décortique les mécanismes de pouvoir et les mécanismes de la société capitaliste à travers son œuvre. Jamais d’une manière frontale, mais il nous transmet la sensation. C’est l’un des rares auteurs qui réussit à le faire d’une manière aussi efficace. »
Cette approche correspond à une vision du théâtre qui enthousiasme Philippe Cyr. « Pour moi, le théâtre est un lieu de sensation, et non un lieu de didactisme. Crimp s’inscrit exactement là-dedans : il réussit à transposer les problématiques de notre époque dans une matière sensorielle. L’ensemble de son écriture est basée sur la sensation. »
Reprendre après deux ans de pandémie
Originalement prévu pour mars 2020, Atteintes sa vie prend donc finalement l’affiche, après avoir dû arrêter les répétitions à quelques jours de l’entrée en salle, et refaire une grande partie du travail en double.
Quelques changements ont dû se faire, en raison des horaires, notamment un acteur qui a dû être remplacé : Jade Hassouné. « Je l’ai remplacé par trois personnes : Camille Poliquin de KROY et Milk & Bone, qui vient faire une chanson dans le show, une composition pour le spectacle, ainsi que Gérard X Reyes qui a été invité à venir faire une performance. Et on a également invité Nora Gersch à faire une voix hors-champ. On a aussi gardé la voix de Jade Hassouné — qui chante aussi dans un projet musical — alors il a toujours une forme de présence dans le spectacle. On est content de pouvoir garder une trace de son passage, même s’il ne pouvait pas faire cette étape-là. »
Bien que le site web de l’Usine C en parle comme d’une « première mondiale », ce n’est pas une création théâtrale conçue pour partir en tournée. « C’est vraiment un spectacle que j’ai imaginé sur mesure pour l’Usine C. La scénographie, tout ça, ça a été pensé pour les éléments de l’espace scénique et l’équipement de scène disponibles à l’Usine C pour travailler l’espace et la scénographie », se contente-t-il de résumer, à défaut de pouvoir révéler des détails qui brûleraient quelques surprises…
Billets en vente dès maintenant à usine-c.com.
* Cet article a été produit en collaboration avec l’Usine C.
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