
Sleepytime Gorilla Museum à Victo | Le musée rouvre ses portes au FIMAV
Samedi dernier, sous l’écho du titre énigmatique de leur dernier album, Of the Last Human Being, Sleepytime Gorilla Museum a confirmé ce que les amateurs de musique avant-gardiste espéraient depuis longtemps. Après une absence marquée de plus de quinze ans, l’énergie sauvage et l’audace expérimentale du groupe ont signé un retour magistral. C’est au FIMAV (Festival de Musique Actuelle de Victoriaville) que cette reformation attendue a présenté l’aboutissement d’un album longtemps resté en jachère.
Un festival en mutation, une programmation ciblée
Dans un contexte difficile pour les festivals et les arts de la scène, le FIMAV a dû composer cette année avec des restrictions budgétaires le poussant à réévaluer sa programmation et à sensibiliser le gouvernement ainsi que ses partenaires à sa situation précaire. Une situation regrettable, certes, mais qui n’a pas empêché l’évènement de maintenir son niveau d’excellence habituel dans une formule concentrée mais mémorable.
[n.d.l.r. : la direction du festival a tenu à préciser qu’il ne s’agissait pas de « restrictions budgétaires », mais bien de « la perte des services d’un personnel clé après notre événement de 2024, principalement pour des raisons de santé, ce qui a entraîné une période de restructuration stratégique ». ]
D’ailleurs, une annonce réjouissante a été faite avant le concert : le FIMAV retrouvera une programmation plus complète en 2026.
Cette année, les résidents de Victoriaville bénéficiaient de tarifs (comme quoi le mot peut parfois être positif) privilégiés grâce à une collaboration avec la Ville, une initiative qui n’est pas officiellement prévue pour l’avenir, mais qui a connu un tel succès que l’équipe du festival réfléchit actuellement à la manière dont ils pourraient le réimplanter dans le cadre d’un festival intégral. Bref, une initiative qui témoigne de l’ancrage profond du festival à son milieu.
Un groupe inclassable et une constellation
Groupe californien fondé en 1999, Sleepytime Gorilla Museum échappe à toute tentative de catégorisation, fusionnant musique folklorique, théâtralité circassienne, rock progressif, art-rock, métal, punk et sonorités industrielles.
La formation est composée de cinq multi-instrumentistes aux talents exceptionnels : Nils Frykdahl (guitare, flûte, voix), figure charismatique au chant puissant et à la présence scénique magnétique, Carla Kihlstedt (violon, percussions, harmonica basse), virtuose capable de jongler entre différents instruments avec une aisance déconcertante, Michael Mellender (percussions, guitare, trompette), maître des textures sonores ; Mathias Bossi (batterie, xylophone), pilier rythmique imperturbable et Dan Rathburn (basse, instruments faits maison), alchimiste d’instruments insolites dans la lignée de Harry Partch.
Autour de ces cinq musiciens, en satellite, une constellation de groupes diversifiés (Idiot Flesh, Charming Hostess, Free Salamander Exhibit, Tin Hat, The Book of Knots, Cosa Brava, Faun Fables, Rabbit Rabbit, etc.) a sans aucun doute contribué à donner son identité plurielle et contrastée au groupe. Leur approche de la musique relève autant de la sculpture sonore que de la composition, chaque membre semblant habiter un espace acoustique qu’il façonne à sa manière, tout en contribuant à une architecture d’ensemble d’une cohérence surprenante malgré sa complexité apparente.
Of The Last Human Being : l’aboutissement d’une longue attente
Le quatrième album Of the Last Human Being, déjà en germe lors de leur séparation, a finalement vu le jour en 2024 grâce à une campagne de sociofinancement. L’attente en valait la peine, car ce nouvel opus démontre que le groupe n’a rien perdu de sa superbe, conservant cette identité sonore inimitable, cette singularité qui lui a toujours permis de se distinguer dans le paysage musical. Ce nouvel album explore les thèmes de l’extinction, de la transformation et de la condition humaine, lesquels s’inscrivent dans la continuité de leur œuvre.
La voix profonde de Nils Frykdahl, narrateur visionnaire d’un monde en déclin, dialogue toujours avec l’intensité cathartique de Carla Kihlstedt dans un ballet vocal unique. Pendant ce temps, la section rythmique de Bossi et Rathburn tisse une toile sonore dense sur laquelle Mellender ajoute ses textures expérimentales, créant ainsi cette tension caractéristique entre ordre et chaos, entre structures imposantes et expressions débridées.
Le concert est lancé… pour un voyage temporel à travers leur matériel
Nul n’était surpris lorsque le groupe a entamé son set avec A Hymn to the Morning Star du second album Of Natural History (2004). Ce titre, toujours aussi percutant et théâtral après vingt ans, a installé l’ambiance et contribué à tranquillement électriser l’audience.
La formation a enchaîné avec The Donkey-Headed Adversary of Humanity Opens The Discussion et Bring Back the Apocalypse. Ces trois morceaux emblématiques, du même album, ont défini le son unique du groupe au milieu des années 2000. Malgré la fatigue visible générée par leur tournée nord-américaine s’achevant après des concerts à Toronto, Chicoutimi (au Festival Musique Création) et de nombreuses villes américaines, les artistes nous ont offert une performance sans faille.
Du passé au présent : une grille de chansons équilibrée
Sans plus attendre, le groupe a plongé dans son nouvel album avec El Evil créant une continuité saisissante, comme si ces quinze années n’avaient été qu’une brève parenthèse. Ce nouveau morceau s’inscrit parfaitement dans l’univers du groupe, avec un mélange d’instruments traditionnels et expérimentaux, créant un paysage sonore à la fois familier et déroutant. La formation a ensuite interprété Angle of Repose de l’album In Glorious Times (2007), rappelant la force du troisième opus, avant d’enchaîner avec une chanson du dernier album, Burn Into Light.
La tension est montée d’un cran avec deux autres titres de Of Natural History. D’abord avec FC : The Freedom Club, titre qui fait référence à Théodore Kaczynski, ce professeur de mathématique, critique de notre dépendance à la technologie, devenu ermite puis terroriste sous le pseudonyme de « Unabomber » dans les années 1980-90. Son avertissement glaçant – « And let us never forget than the humain race with technology is like a alcoholic with a barrel of wine » – résonne aujourd’hui avec une force décuplée, à l’heure où l’intelligence artificielle transforme nos sociétés à grande vitesse et inquiète par son développement débridé.
Phthisis a suivi, marquée par ses rythmes dissonants et les arabesques virtuoses du violon. Cette composition aux structures complexes alterne moments de tension intense et brèves accalmies, le tout porté par les motifs cycliques de la batterie et les lignes syncopées de la guitare. Une pièce qui, à travers sa construction sonore autant que dans le texte, interroge la fiabilité de notre perception de la réalité et de nos jugements biaisés.
La virtuosité musicale au service de l’étrangeté
J’ai particulièrement savouré Salt Crown et ses riffs de violon époustouflants. Observer Carla Kihlstedt jongler entre jeu d’archet méticuleux et lignes vocales complexes reste un spectacle fascinant. L’harmonica basse, instrument rare au timbre fantomatique, qui introduisait le morceau, ajoutait une texture supplémentaire à cette architecture sonore déjà très riche. Chaque note des musiciens semblait à la fois calculée et spontanée à la fois, illustrant cette maîtrise paradoxale qui caractérise le groupe : une précision mathématique au service d’une émotion brute.
La présence charismatique de Nils Frykdahl, avec sa gestuelle expressive et son jeu de guitare évoluant entre le brut et la finesse, a captivé la foule. Ses échanges avec le public, particulièrement lorsqu’il nous a remerciés pour notre hospitalité après Salt Crown, ont créé une connexion chaleureuse. Il a aussi évoqué avec un sourire son imminent retour vers les États-Unis qu’il a décrit comme son « Home strange country » dans les circonstances actuelles sous la présidence de Trump.
S.P.Q.R : l’empire en nous
L’interprétation de S.P.Q.R fut un moment particulièrement fort de la soirée et a pris une dimension révélatrice en concert. Cette critique acerbe et ironique de notre inconscient colonial occidental a été présentée par Frykdahl comme « ressemblant à ce qu’on vit présentement ». Quand Frykdahl et Kihlstedt, appuyés par le reste du groupe, scandent ensemble « We are all Romans unconscious collective / We are all Romans we live to regret it / We are all Romans and we know all about straight roads / Every straight road leads home, home to Rome! », la structure même du morceau, avec sa rigidité rythmique, incarne cette critique. La composition, à l’architecture binaire et carrée, évoque parfaitement la pensée expansionniste occidentale, réduisant le monde à sa plus simple expression : « 2+2 = 4, 4+4 = 8 ». Ce titre tiré du dernier album dénonce notre esprit colonisateur, un peuple qui impose sa culture, la pensée conquérante qui installe ses structures droites et rigides, en opposition parfaite avec la nature organique et libre que le groupe célèbre souvent dans sa musique ; cette même liberté qui permet d’échapper à toute étiquette réductrice.
Fin de set et hommage aux forêts
Le groupe a conclu avec Helpless Corpses Enactment de In Glorious Time, pièce qui a frappé l’audience. La foule, captivée par l’intensité croissante des riffs et les ruptures rythmiques saisissantes, a réservé à ce morceau les plus chaleureux applaudissements de la soirée. Avant de l’entamer, Frykdahl a partagé son émerveillement devant les forêts du Parc des Laurentides, sur la route entre Chicoutimi et Victoriaville, dédiant avec poésie ce déluge musical aux arbres.
Pour le rappel, la formation a offert Powerless de son premier album Grand Opening and Closing (2001), bouclant ainsi un cycle temporel à travers sa discographie. Mon seul petit regret : ne pas avoir entendu Salamander in Two World du dernier album, ode à la résilience évoquant Ishi, dernier survivant du peuple Yahi de Californie après l’extermination de sa tribu par les colons américains. Découvert en 1911, le vieil homme incarne la capacité de vivre dans deux mondes opposés : celui de ses ancêtres disparus et celui de la modernité qui les a anéantis. Une métaphore de l’adaptation et de la survie culturelle riche de sens.
Rencontre après le rideau
Les artistes ont fait preuve d’une générosité rare, venant immédiatement échanger avec le public après le rappel. J’ai eu le plaisir d’échanger quelques mots avec Nils Frykdahl qui a, entre autres, manifesté son intérêt pour le t-shirt que je portais (Discipline de King Crimson). Michael Mellender, pour sa part, a évoqué de possibles pistes pour de nouvelles compositions et un éventuel retour au Canada (nous croisons les doigts).
La conversation avec Carla Kihlstedt a été particulièrement intéressante. Elle a partagé ses réflexions sur la difficulté de chanter tout en jouant du violon et sur l’importance de s’abandonner sur scène « Comme si c’était la première fois, comme si nous étions des novices ». Son regard sur la situation politique américaine était sans concession, qualifiant de « shit show » les derniers mois de la présidence de Trump et comparant les États-Unis à « une intelligence artificielle sans moralité ». Pour elle, l’heure et demie passée sur scène représente une échappée vitale hors de ce « shit show politique déprimant ».
Troisième rencontre, première impression.
Ce concert s’ajoute à mes deux expériences précédentes avec le groupe entre 2005 et 2008, d’abord au La Tulipe avec Secret Chief 3 en première partie, puis au Cabaret du musée Juste pour rire avec Tub Ring. Cette troisième rencontre avait pourtant la fraîcheur d’une première fois, dans un contexte particulier du FIMAV réduit mais intensifié. Pour moi, Of Natural History demeure toujours la plus grande réussite, un projet d’une rare qualité. Ce quatrième opus constitue néanmoins un retour remarquable, preuve que le groupe n’a rien perdu de sa capacité à entremêler les contrastes avec une grâce étonnante au pied d’un temps promis à quelques apocalypses.
À plus tard, donc !
Dans l’effervescence d’une salle visiblement conquise, Sleepytime Gorilla Museum n’a pas seulement célébré son retour : il a aussi prouvé la persistance d’une vision artistique unique dans le paysage musical contemporain. Malgré les temps troubles traversés par nos festivals, cette prestation restera comme un moment suspendu, la confirmation que, même dans l’adversité, la musique peut nous offrir des expériences d’une beauté transcendante.
Au plaisir de revoir le FIMAV avec une programmation plus fournie et des jours plus cléments pour les arts de la scène.
- Artiste(s)
- Sleepytime Gorilla Museum
- Ville(s)
- Victoriaville
- Salle(s)
- Le Carré 150 (Salle les Frères Lemaire)
- Catégorie(s)
- Experimental, Jazz,
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