crédit photo: Loïc Fortin
Vu du pont

Vu du pont d’Arthur Miller au TNM | La signature de Lorraine Pintal

« Le théâtre d’Arthur Miller se situe rarement du bon côté des choses… La pièce demande du souffle… », confie la metteure en scène Lorraine Pintal qui, dix ans après « Les sorcières de Salem », se mesure à nouveau avec Vu du pont au dramaturge américain le plus joué ici avec Tennessee Williams. Et cette fois encore, la production porte sa signature distincte, éclairée, vive et avisée, d’une belle maturité, dotée d’une sensibilité artistique qui nourrit à merveille ses acteurs.

C’est même la deuxième apparition d’Arthur Miller sur nos scènes cet automne, après Mort d’un commis voyageur montée par Serge Denoncourt, en voie de devenir le plus grand succès de l’histoire du Théâtre du Rideau Vert. Le même engouement pourrait bien se produire au Théâtre du Nouveau Monde avec le personnage d’Eddie Carbone, alias Edouardo, un immigrant italien suivant la vague pour tenter sa chance à New York dans l’aveuglement de l’American dream du milieu des années 50.

Eddie Carbone, homme d’honneur et de respect du sacré, un antihéros joué ici avec une puissance prodigieuse par François Papineau, en plein contrôle, est conforme à la conscience sociale de l’Amérique du temps, pour ne pas dire de maintenant. L’auteur, issu pourtant d’une famille new-yorkaise aisée, vient entremêler aux bouleversements de société une atteinte directe au noyau familial de gens modestes.

Photo par Yves Renaud* Photo par Yves Renaud.

Car Eddie, portant ses pantalons avec des bretelles, qui a élevé sa nièce au sacrifice de lui-même, est un simple débardeur, un docker du port de Red Hock aux abords du pont de Brooklyn, qui voit sa vie familiale menacée par l’arrivée clandestine de deux cousins de sa femme Béatrice qu’il hébergera dans sa maison avec une solidarité toute italienne.

Le couple Carbone, qui a adopté leur nièce Catherine orpheline de mère en bas-âge, vivait jusque-là en harmonie, sous la suprématie de l’oncle et ses principes moraux. Mais, ne l’ayant pas vue grandir, Eddie n’acceptera pas que sa presque fille tombe en amour et veuille quitter le foyer pour faire sa vie. Possessif à outrance, jaloux et narcissique, surprotecteur en même temps que bien intentionné, c’est toute sa vie qui bascule, pour mener inévitablement à une tragédie annoncée, comme si nous étions à l’opéra.

Surtout que le prétendant, Rodolpho, est l’un des frères cousins, et qu’il pourrait bien ne s’intéresser à la jeune fille en fleur uniquement pour la marier et ainsi obtenir sa citoyenneté américaine. Ce Rodolpho est joué avec une légèreté convaincante par une découverte, Frédérick Tremblay, qui se tire très bien d’affaire. Mais, parce qu’il est blond platine et qu’il chante en poussant haut la note, il sera la risée des autres débardeurs sur les quais, et la tête de Turc d’Eddie qui ne le trouve pas « normal ».

Au contraire de son frère Marco, à l’origine un maçon à moustache joué avec un bel aplomb par Maxime Le Flaguais, qui envoie la plus grande partie de son maigre salaire à sa famille restée en Italie, Rodolpho achète des disques, il danse, il va au cinéma Paramount, et rêve de connaître enfin les lumières des marquises de Broadway.

Tout pour rendre malade Eddie, au point de consulter son ami l’avocat Alfieri, malgré lequel il finira par commettre l’irréparable. Paul Doucet, pourtant bon comédien, ne paraît pas bien casté dans ce rôle d’avocat, pas plus d’ailleurs qu’en personnifiant le coryphée faisant le lien entre les scènes, non essentiel à la montée en crescendo des tensions et de l’inextricable nœud gordien qui se noue sous nos yeux.

Photo par Yves Renaud.* Photo par Yves Renaud.

Pour sa part, Maude Guérin, toujours excellente, incarne Béatrice avec un sens inné de la compassion, de l’humanité en chacun et de la bonne entente familiale. Elle n’avait pas joué au théâtre avec François Papineau depuis l’aventure de Motel Hélène de Serge Boucher en 1997. Tandis que Catherine, elle est interprétée avec fraîcheur et candeur par Mylène St-Sauveur que Lorraine Pintal avait dirigée déjà dans Le Journal d’Anne Frank d’Éric-Emmanuel Schmitt sur ces mêmes planches en 2015.

 

La touche Pintal

Ce n’est pas pour rien si Lorraine Pintal enfile les succès de mises en scène depuis 25 ans dans ce grand théâtre chargé d’histoire, pour lequel elle semble irremplaçable à la direction artistique. On retrouve chez elle une combinaison de flair et de passion qui ne se dément pas depuis sa sortie du Conservatoire en 1972.

Il y a une manière Pintal, un professionnalisme artistique qui vient en bonne partie de sa fidélité à des complices en création comme Danièle Lévesque à la scénographie, Jacques-Lee Pelletier aux maquillages, des comédiens fétiches comme Marie Tifo, des auteurs d’ici qu’elle a défendus et illustrés, comme Réjean Ducharme, Claude Gauvreau, Marcel Dubé, Michel Marc Bouchard, Normand Chaurette et d’autres.

Vu du pont, qui fait presque deux heures dans la traduction de Maryse Warda, est au moins la quarantième mise en scène que Lorraine Pintal signe en carrière. Alors, comme Arthur Miller, mort à 89 ans en 2005, a écrit une trentaine de pièces de théâtre, il pourrait bien inspirer à nouveau Pintal dans le futur et s’ajouter, on s’en doute bien, à la longue liste en 65 ans d’existence des succès enviables du Théâtre du Nouveau Monde.

Vu-du-pont-Yves-Renaud02* Photo par Yves Renaud.

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