crédit photo: Thomas Mazerolles
Shay Kuebler Radical System Art

Shay Kuebler au Wilder | MOI – Momentum of Isolation : Transposition de la solitude en mouvement

Danse Danse, diffuseur bien connu de la Place des arts à Montréal, propose cette année une saison haute en couleur à l’occasion de son 25e anniversaire : onze spectacles de danse contemporaine canadiens et internationaux en l’espace de quelques mois. Avec la pièce MOI – Momentum of Isolation, la compagnie vancouvéroise Radical System Art explore les répercussions de la solitude et de l’isolement, mais aussi l’importance des liens sociaux, dégradés par nos habitudes numériques et technologiques. Au-delà de la création contemplative, il s’agit ici d’une « œuvre critique », selon le chorégraphe et directeur artistique Shay Kuebler.

Genèse d’une solitude

C’est en 2018 que l’idée d’explorer le thème de la solitude vient à Shay Kuebler. La lecture d’un article lui apprend que, selon le gouvernement britannique, la solitude aurait un impact plus important sur le système de santé que la cigarette et l’alcool. Un thème était né.

Sans le savoir, Shay Kuebler débutait ses recherches autour d’une question qui, à peine deux ans plus tard, allait rebondir d’une manière inimaginable à l’époque. Les notions d’isolement, de solitude et de santé mentale allaient prendre, avec la pandémie, une profondeur jusque-là inégalée. Le créateur affirme à ce sujet : « Alors que nous entrions dans l’année 2020, je ne savais pas à quel point ce travail allait résonner. À tel point que j’ai même envisagé de ne pas créer cette œuvre. Je craignais que les gens ne supposent qu’elle était née de la pandémie – et pour moi, cela aurait diminué sa valeur et la grande portée de l’œuvre. »

En 2022, cette exploration de la solitude numérique et de l’isolement social trouve encore toute sa place.

Arrivée dans la salle : solitude attablée 

Alors que les spectateurs entrent timidement dans cette salle intimiste du Studio Théâtre de l’Édifice Wilder, Shay Kuebler est déjà attablé côté jardin, chemise blanche et pantalon gris austères, devant un simple bureau de bois clair. Calculatrice et papiers à sa disposition, il pianote sans discontinuer pendant que les spectateurs prennent place. Au fond de la scène, un grand casier en métal rouge foncé s’élève, aride, imperturbable, bureaucratique.

Conjuguée à cette première impression studieuse, l’ambiance est posée – chants d’oiseaux et remous de vagues en trame sonore accompagnent ce travail machinal. Les spectateurs s’imposent presque dans cet espace où règne la concentration. Notre travailleur, sans lever les yeux, semble satisfait de sa tâche. Somme toute, une journée au bureau comme les autres.

Les spectateurs poursuivent leurs conversations d’avant-spectacle en attendant la levée du rideau qui sera, ici, marquée seulement par la fermeture des lumières de la salle. En effet, Shay Kuebler s’est amusé à jouer avec les traditions des arts de la scène : en l’absence de rideau, et en la présence d’un interprète arrivé bien avant les spectateurs, qui détermine quand commence le spectacle ? Un premier clin d’œil vers le thème de la solitude. En effet, assis devant cette foule, sous les projecteurs de la scène, l’artiste est à la fois plus entouré qu’auparavant à mesure qu’arrivent les spectateurs, mais toujours aussi seul devant sa calculatrice et ses papiers agrafés.

L’heure avance. 19 h 57. 19 h 59. 20 h 00 : on éteint les lumières, place aux artistes.

 

L’isolement technologique mis en mouvement 

La journée de labeur administratif s’achève. Notre travailleur salue sa petite plante de bureau, se lève, s’étire, s’extirpe de ses calculs répétitifs. Quoi de mieux qu’une soirée télévision pour se changer les idées ? Le chorégraphe prend place, seul, sur une chaise au milieu de la scène. C’est reparti pour une autre activité machinale : des sons, des couleurs, des morceaux de phrases lancés au hasard se succèdent, à l’image de ces soirées passées devant l’écran de télévision où somme toute, rien ne se passera d’autre que cet enchaînement hypnotisant. Malmené par les ficelles de l’écran, le danseur ressort de cette séance de télévision plus harassé que reposé.

Et la journée de travail reprend comme si de rien n’était. Arrivent alors en scène sept interprètes : symbole d’une multitude de solitudes, gestes entrelacés, on se frôle sans jamais vraiment s’atteindre. Ce sont les applications de rencontre qui sont dépeintes ici, dans toute leur absurdité. Face à cette surconsommation de partenaires, l’isolement demeure.

« En fin de compte, MOI – Momentum of Isolation traite du lien social et de son caractère essentiel pour l’être humain. Nos liens sociaux ne font pas que favoriser notre développement, ils sont le fondement de notre sens de la réalité. Nos liens et nos interactions avec les autres nous permettent de savoir que nous avons un impact sur le monde qui nous entoure et que nous sommes vivants – que nous existons », explique Shay Kuebler.

S’ensuivent différentes scènes qui, chacune à leur manière, analysent nos rapports autres et aux objets, mais aussi notre rapport au numérique, à la technologie, et les conséquences de l’utilisation effrénée de ces outils qui nous rapprochent et nous éloignent, nous connectent les uns aux autres et nous déconnectent tout aussi vite.

Non sans une pointe d’humour et d’autodérision, les interprètes nous invitent à réfléchir à nos propres liens avec l’ultraconnexion et avec les divers visages que peut prendre l’isolement. Une performance qui vaut le détour, offerte par des danseurs en pleine possession de leurs moyens. À la frontière entre danse, mime et marionnette, MOI – Momentum of Isolation est une création aussi habile que surprenante.

 

Informations pratiques

Présenté du 8 au 12 novembre 2022 au Studio-Théâtre, Édifice Wilder
Durée : 1h15 sans entracte

Photos en vrac

 

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