Prouesses et épouvantables digestions du redouté Pantagruel au Théâtre Denise-Pelletier | Gargantuesque!
Dans la littérature universelle, il n’existe qu’un seul François Rabelais. Et c’est tant mieux, diront certains. Même que pour ceux s’apparentant à cette œuvre si particulière, on a créé le vocable rabelaisien, et même pantagruélique. L’auteur français du 16e siècle, dont les thèmes favoris de ses créatures romanesques sont de s’empiffrer de bouffe sans jamais se rassasier, et du transit digestif détaillé qui en découle, fait la joie du public étudiant du Théâtre Denise-Pelletier qui en découvre les couleurs.
L’auteur Gabriel Plante, qui s’est inspiré patiemment de toute l’œuvre du médecin qu’était aussi Rabelais, pour écrire sa pièce Prouesses…, a eu cette brillante idée de placer l’action dramatique dans le corps même du géant. En tant que spectateurs, nous sommes donc placés carrément dans l’estomac sans fond du géant Pantagruel où se retrouvent, sans doute gobés tout crus en salade, quatre personnages abandonnés à leur sort.
Apparaît d’abord Le Pèlerin, joué par Paul Ahmarani qui excelle dans des rôles loufoques, toujours prétextes à rire, comme c’est le cas ici. Nathalie Claude, qui a fait ses classes avec Gilles Maheu à Carbone 14 et Jean Asselin au Mime Omnibus, livre son personnage de Frère Jean avec toute la truculence souhaitée. Renaud Lacelle-Bourdon, avec sa grande propension pour l’absurde, joue ici Ponocrate avec une belle énergie, tandis que dans le rôle de Panurge s’illustre Cynthia Wu-Maheux, une comédienne d’origine asiatique née à Trois-Rivières, et qui continue admirablement de faire sa marque.
Mais à tout seigneur tout honneur, c’est l’écrivain Dany Laferrière de l’Académie-Française qui incarne dès l’ouverture de la pièce la voix de Rabelais lui-même. Tel un Big Brother Intervenant à plusieurs reprises dans le récit, l’Académicien devient sans être vu, mais avec une forte présence vocale, le grand timonier toujours disposé à faire avaler tout rond ce qui se mange, y compris le public réuni innocemment dans cette enceinte théâtrale devenue à risque.
Dès la parution en 1532 de son premier roman, Pantagruel, suivie de Gargantua deux ans plus tard, l’humaniste de la Renaissance s’emploie avec une grande liberté nouvelle à introduire le rire dans ses écrits, une manifestation de l’esprit proscrite au Moyen Âge qui associait le rire au péché.
Rabelais, lui-même savant et philosophe, n’allait surtout pas se gêner pour faire des emprunts langagiers, puisant autant dans les langues classiques et modernes que dans les patois et dialectes régionaux de son temps. Même de loin, le génie et la démesure de cet auteur auront pavé la voie au théâtre de l’absurde, créant une langue outrancière et riche de sens qui lui est propre.
* Photo par Hugo B. Lefort.
Comme il est énoncé dans le programme: « L’œuvre de Rabelais constitue une corne d’abondance inépuisable, non seulement par le nombre et la richesse des mots, mais aussi par la recherche permanente du jeu de mots, du calembour, de la contrepèterie, sans souci pour la grammaire, la bienséance, la bien-pensance et les tabous de toute sorte. »
La scénographie d’Odile Gamache, quoique banale avec ses pans de rideaux de salon de chaque côté, se reprend en fond de scène avec un mur largement troué par un cercle noir qui évoque le tube digestif. C’est donc à elle que revient l’idée audacieuse et très efficace de recouvrir la scène avec une épaisse couche de mousse savonneuse. Et la conception des maquillages de Véronique St-Germain se marie parfaitement avec l’exubérance et l’inventivité purement artistiques des costumes jouissifs d’Elen Ewing.
Le jeune metteur en scène Philippe Cyr réussit à nous gaver de toute cette boustifaille dans l’enchaînement de scènes où se mesure aux autres celui qui, avec élégance, rotera ou pétera le plus fort. Du Rabelais tout craché, opposant l’appétit immodéré de l’ogre à la notion embryonnaire du concept de l’utopie.
On ne s’étonnera pas que derrière cet auteur scato sur les bords, goguenard autant que philosophe avant-coureur, avec un idéal utopique de recherche constante de la substantifique moelle en toutes choses, se cachent ces mots graves qui ont traversé les siècles, à savoir que « le rire est le propre de l’homme ». À nous d’en dégager et d’en digérer la substantifique moelle rabelaisienne.
- Artiste(s)
- Prouesses et épouvantables digestions
- Ville(s)
- Montréal
- Salle(s)
- Théâtre Denise-Pelletier
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