Platonov, amour, haine et angles morts au Théâtre Prospero | Folie amoureuse et nihilisme du monde contemporain
Du 20 novembre au 15 décembre 2018, Angela Konrad présente au Théâtre Prospero son adaptation de Platonov. Dans cette version de deux heures sans entracte, elle resserre l’intrigue autour des personnages féminins, ayant pour but d’interroger l’expérience amoureuse moderne. Elle nous livre une adaptation définitivement contemporaine, marquée par la folie et le nihilisme, qui ne laissera aucun spectateur indifférent.
Première pièce de Tchekhov écrite à l’âge de 18 ans, Platonov a été délaissée par le dramaturge et considérée comme inachevée, avant d’être retrouvée à Moscou dans le coffre d’une banque et publiée de manière posthume en 1923, plus de quarante ans après avoir été écrite. Cette pièce qui contient les thèmes majeurs de l’œuvre de Tchekhov est un pari de mise en scène, à cause de sa longueur et de son écriture acrobatique. Angela Konrad a pu s’appuyer sur la traduction de François Morvan et André Markowicz pour relever le défi.
Le Platonov de Konrad, Don Juan nihiliste d’un monde désenchanté
La pièce de Tchekhov se déroule dans la campagne russe de la fin du 19e siècle, dans un monde où les idéaux s’écroulent, celle d’Angela Konrad prend place dans un univers contemporain désenchanté, sur une scène éclairée par des lumières crues, verdâtres ou blafardes. Le spectacle s’ouvre sur le meurtre de Platonov, mélange de Don Juan et d’Hamlet, à la fois cruel, désinvolte et désabusé. Le spectateur voit par la suite défiler ses diverses affaires de cœur, qui permettent d’expliquer comment un tel geste a eu lieu.
Au Théâtre Prospero, Platonov n’est plus l’intellectuel idéaliste mélancolique de Tchekhov, mais un véritable vortex nihiliste qui anime les personnages qui évoluent autour de lui grâce à une énergie morbide. Sur la scène, le couple n’est plus une possibilité, tous les personnages sont ramenés à une solitude et à un isolement irrémédiables, quand ils ne sombrent pas tout simplement dans la folie. Anna Petrovna, Sacha – épouse de Platonov – Sofia – maîtresse de Platonov – et Marie sont toutes, à leur façon, amoureuses de Platonov, mais sont toutes trahies ou rejetées par lui et ne peuvent envisager de vie sans lui. Cette vision noire et tragique des relations amoureuses finit par engendrer un comique tout aussi noir. Les acteurs révèlent tout leur talent dans ces moments délicats, qui touchent à la folie et au désespoir. C’est notamment là que l’on peut voir à l’œuvre la fantastique Debbie Lynch-White, tendant à son mari – Platonov – des fleurs qu’il ne cesse de rejeter. Violette Chauveau, elle, déploie un jeu flamboyant, tantôt ironique et vainqueur, tantôt larmoyant et dévasté.
La mise en scène de Konrad présente des trouvailles indéniables : ainsi, Sacha enserre son visages par des cordelettes et arbore un cœur dessiné sur sa poitrine, pour exprimer ce qu’elle ne peut pas dire et montrer l’étendue du désespoir que lui cause la trahison de Platonov. Konrad joue également avec les coulisses et l’étage, où elle place des personnages témoins des scènes qui se jouent en bas avec Platonov. Pendant que Sofia et Platonov se courtisent, Sacha, témoin de la scène, fait grincer des couverts sur des assiettes. La dimension voyeuriste de l’amour, la circulation des désirs et le mécanisme de la jalousie sont donc particulièrement bien exprimés ici.
PHOTO MAXIME ROBERT-LACHAÎNE
Dans quel monde sommes-nous ?
On peut se demander néanmoins si le fait de se concentrer uniquement sur la dimension amoureuse de la pièce et d’y injecter tant de noirceur ne réduit pas le propos initial de l’œuvre et n’altère pas le ton particulier qui fait le charme des pièces de Tchekhov. Chez ce dernier le nihilisme est toujours accompagné de mélancolie et les personnages sont plus dessinés. La décontextualisation totale opérée par Angela Konrad gomme la diversité sociale des personnages mais aussi la complexité de leur caractère. Platonov, intellectuel idéaliste qui a honte de sa condition sociale, connaît dans la pièce de Tchekhov une évolution que l’on a de la peine à décrypter ici.
Platonov nous est donné, dès le début du spectacle, comme un être qui ment, comme un néant, sans que l’on puisse comprendre ce qui l’a amené dans cet état. Les femmes de Konrad ne sont plus des personnages mal à l’aise dans un siècle qui les soumet aux hommes et ne leur donne pas de place, mais des victimes d’un amour, qu’elles expriment de manière « hystérique ». Il est donc moins question d’émancipation féminine – thème cher à Tcheckhov – que de folie amoureuse.
* Photo par Maxime Robert-Lachaîne.
La question des relations sociales en Russie (propriétaire terrien, général, instituteur, nouveaux riches) est également complètement gommée, sans doute pour nous plonger plus profondément dans le monde contemporain qui nous est proche. Pourtant, ces questions de classes et de rapport à l’argent sont tout aussi pertinentes aujourd’hui et auraient pu faire part d’un traitement plus profond. Ici, reste simplement l’impression que l’argent, et notamment les billets jetés au sol, fait partie intégrante de cet état de folie amoureuse, et les liens posés entre l’intrigue sentimentale et financière ont dû mal à s’accorder, voire à se dessiner.
La pièce de Tchekhov, Platonov, était également appelée Du fait social de ne pas avoir de père, laissant suggérer que la relation ou l’absence de relation des personnages à leur père était cruciale…
Enfin, la décontextualisation apparaît trop brutale et floue : la Russie de la fin du 19e siècle a disparu devant nous, il n’en reste plus que des mots : « Saint-Pétersbourg », « roubles »… qui semblent sortis de nulle part. La question à se poser est alors : où nous-trouvons nous ? Car il est difficile aussi d’y reconnaître notre monde, malgré la présence de musique électronique qui rythme les séquences et de projections photos qui impriment une marque définitivement « moderne ».
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