Les Chaises

Les Chaises d’Ionesco au TNM | Un triomphe pour Monique Miller et Gilles Renaud

Il n’est pas exagéré de parler de Monique Miller, 84 ans, et de Gilles Renaud, 73 ans, comme de deux monstres sacrés de nos scènes. En se mesurant avec courage et ténacité au plus exigeant des textes d’Ionesco sur les planches du Théâtre du Nouveau Monde, dans une mise en scène éclairée de Frédéric Dubois, ils confirment ce qu’on savait déjà : ils sont de grands, de très grands comédiens!

Eugène Ionesco, d’origine roumaine, que l’on qualifiera plus tard de maître de l’absurde au même titre que Samuel Beckett, n’avait que 41 ans quand il a écrit Les Chaises. Une pièce dont le texte regorge de pièges à contourner, soumis à plusieurs niveaux d’exécution complexes et exigeants, de sens à trouver à la fin de toute vie quand il y en a eu si peu avant.

L’auteur réussit le tour de force de nous faire croire à ces deux personnages, la Vieille, 94 ans, et le Vieux, 95 ans, isolés sur une île battue par les grands vents, ressassant leurs souvenirs, même le plus banal, dans l’attente de leur finalité par la révélation d’un message à l’humanité livré par un Orateur imaginaire. « Alors, c’est donc pour ce soir? », dira la Vieille, habituée à l’incrédulité ambiante.

Monique Miller livre une performance prodigieuse, à tout casser, dans le rôle vertigineux de cette femme soumise aux dictats de son mari. On y décèle d’ailleurs tout le machisme de l’époque, quand le Vieux lui dit : « Bois ton thé, Sémiramis », « Apporte des chaises », ou encore quand elle répète docilement tout ce que dit son mari. C’est lui qui a invité tout le monde aussi important qu’invisible qui s’amènera chez eux pour entendre l’Orateur, lequel inévitablement sera un homme. Même constat pour les invités : le Colonel, le professeur, les notables, jusqu’à l’Empereur, tous des hommes. Ils sont accompagnés de leur dame, mais elles passeront toujours en second dans les présentations d’usage.

La réussite de sa vie, et le désir de transmission après la mort, est aussi l’affaire du mari, un concierge qui se dit maréchal des logis, alors que sa femme lui répète à profusion qu’il aurait pu, avec plus de volonté, devenir maréchal chef, et même roi chef.

Gilles Renaud est complètement investi par son personnage. Sa langue, teintée d’un accent presque français qui ne gêne pas son jeu, est sujette à toutes les prouesses d’élocution qu’exige le texte. Le comédien fait montre d’une prestance belle à voir, avec du coffre et de la poigne, livrant ce puissant personnage comme si c’était son dernier. « Pourtant, j’en ai fait des gros textes! Le Roi Lear, Macbeth, des Shakespeare, des Ducharme, des Gauvreau… Je n’ai jamais eu un texte aussi difficile », a-t-il confié dans les médias.

Photo par Yves Renaud

De toute évidence, le metteur en scène Frédéric Dubois, pour son 7e Ionesco en carrière, a su établir un climat de confiance inébranlable afin de tirer le meilleur de ses deux acteurs dans l’aboutissement d’un travail rigoureux. Sa mise en scène est fluide et efficace, jouant même avec les silences et les déplacements sans que le rythme de la pièce n’en souffre. On sent toute son admiration pour cet auteur si discordant à son époque, et qui l’inspire encore et toujours, comme ce fut le cas pour Le roi se meurt à ce même théâtre en 2013.

« Ionesco a défait le verbe et écrit des anti-pièces, des farces tragiques, il a remis en jeu le monde devant la mort », écrit le metteur en scène dans le programme.

Photo par Yves Renaud

Cette coproduction entre la compagnie du Théâtre des Fonds de Tiroirs et le Théâtre du Nouveau Monde est aussi admirablement bien servie par les concepteurs. Annick La Bissonnière a imaginé un décor qui finit par envahir tout l’espace avec son avalanche de chaises droites rouges qui en plongée produisent un effet de miroir saisissant. Et les éclairages de Caroline Ross, souvent en focus sur les acteurs, même en les isolant, ajoutent une aura de mystère à l’ensemble.

Car, comme dans la vraie vie, par tranches d’envolées lyriques ou ludiques, l’on ne saura jamais vraiment vers où on s’en va.

Lors de sa dernière apparition publique à la cérémonie des Molières au Théâtre du Chatelet à Paris en 1994, Ionesco avait déclaré : « Soyons gais, mais ne soyons pas dupes. » De la même manière, l’on pourrait dire de sa pièce Les Chaises qu’elle les contient toutes.

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