crédit photo: Jean-François Gratton
La Femme qui fuit

La femme qui fuit au Théâtre du Nouveau Monde | Le tableau d’une vie

Présentée au Théâtre du Nouveau Monde, l’adaptation de La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette voit le jour presque dix ans après la publication du roman en 2015. Sous la forme d’un récit choral, Sarah Berthiaume propose une adaptation poignante et fidèle, offrant au public une nouvelle perspective sur cette œuvre marquante. Sors-tu? s’est rendu à la première médiatique.

À travers cette pièce (et le roman), une question essentielle émerge : comment devenir quelqu’un, se sentir accompli, tout en prenant soin des autres et sans s’oublier soi-même? Si certains se confortent dans une vie bien rangée, Suzanne Meloche, la grand-mère d’Anaïs Barbeau-Lavalette, à la fois fille, mère, artiste et militante, choisit la liberté. Une liberté qui a un prix.

Pour incarner cette quête d’indépendance, la mise en scène d’Alexia Bürger, visuellement frappante, évoque un tableau tout en profondeur dont le cadre change selon la perspective du spectateur. Un tableau automatiste qui se colore de multiples scènes tirées de la vie de Suzanne Meloche. La toile blanche, composée d’escaliers, sert de fond à une distribution impressionnante de 19 comédiens et comédiennes. Six d’entre eux incarnent Suzanne à différents âges, enrichissant le personnage qui change de voix et d’apparence au fil de la pièce. L’esthétique épurée de la scène et des costumes, dominée par le blanc, évoque les pages du livre, dans lequel on plonge le temps d’une heure et demie.

Une lecture enrichie

Catherine De Léan, qui incarne Anaïs Barbeau-Lavalette, nous guide à travers cette histoire. Seule en dehors du cadre, vêtue de noir, elle est la narratrice retraçant la vie de Suzanne — une existence faite de multiples vies en une, où il n’existe aucune autre issue que la fuite. Son jeu subtil et maîtrisé évite toute lourdeur narrative, maintenant le public en haleine du début à la fin.

Dans une entrevue avec Élise Jetté pour Radio-Canada, Anaïs Barbeau-Lavalette révèle que 90 % de la pièce est tirée du roman. Si l’adaptation reste très proche de l’œuvre originale et ne s’aventure pas en terrain inconnu, elle s’apparente à une « lecture enrichie ». Néanmoins, Sarah Berthiaume et Alexia Bürger parviennent à élargir la portée du récit, transformant une histoire intime en une expérience collective. À travers des moments où les comédiens et comédiennes récitent en chœur des passages du livre, ainsi que l’ajout de danse et de chant, l’adaptation gagne en rythme et en vitalité, offrant au public une interprétation dynamique.

Raconter l’Histoire

Fidèle à l’œuvre originale, l’adaptation trace les grandes lignes de la vie de Suzanne, de sa naissance à Ottawa, à celle d’Anaïs des dizaines d’années plus tard. Le parcours personnel de la femme qui fuit se confond avec l’Histoire, traversant des périodes marquantes comme la Grande Noirceur au Québec ou le mouvement des droits civiques aux États-Unis, un passage plus marqué dans la pièce que dans le roman. Daniel Parent incarne de façon glaçante le curé, symbole de l’oppression de l’ère Duplessis, récitant avec ferveur que les femmes doivent se soumettre à l’homme parce que Dieu les a faites ainsi — une tirade qui ne manque pas de faire frémir.

L’adaptation a nécessairement impliqué des choix et ceux-ci méritent une attention particulière. La mention de l’avis d’éviction de Marcel et Suzanne, incapables de payer leur loyer, n’est certainement pas anodine. Le séjour aux États-Unis et l’engagement dans le mouvement des droits civiques, d’abord à Harlem puis dans le Sud du pays, sont quant à eux fortement soulignés par une longue scène dédiée. De même, les femmes réduites au silence, confinées dans leur rôle de mère — comme la mère de Suzanne, qui abandonne le piano épuisée par ses multiples grossesses — ne sont pas des figures appartenant uniquement au passé. La femme qui fuit résonne toujours avec notre société contemporaine, éclairant des enjeux bien présents.

Dans ce contexte, la mise en scène minimaliste, mais efficace, joue un rôle crucial. Les éléments scéniques, tels que du papier rose pour représenter le travail à la boucherie, des morceaux de paille pour des pissenlits ou bien des fanions multicolores pour un mariage, laissent une grande place à l’imagination, faisant écho au mouvement des Automatistes qui rejette le figuratif. Ce choix respecte l’essence du roman tout en permettant une interprétation libre, évitant ainsi de figer la vision de l’œuvre. Ce faisant, la mise en scène réussit le délicat pari d’adapter une œuvre littéraire sans trahir le sentiment personnel et intime qu’elle suscite chez chaque lecteur et lectrice.

Le portrait pictural de Suzanne a néanmoins les angles plus arrondis dans la proposition de Sarah Berthiaume. L’abandon de ses deux enfants, Mousse et François, paraît plus « excusable » que dans le livre — où elle inspire parfois l’antipathie dans ses choix de vie.

Bien qu’on ne ressorte pas particulièrement surpris ni bouleversé de la pièce si l’on connaît déjà l’histoire, le défi de l’adaptation est relevé haut la main. La femme qui fuit sur les planches du TNM offre une excellente manière de redécouvrir le récit et de maintenir vivante la mémoire de Suzanne.

La pièce sera représentée jusqu’au 11 octobre. Plus d’informations en ligne.

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