Betroffenheit

FTA 2018 : Betroffenheit par les Vancouvérois Crystal Pite et Jonathon Young | Art total

Le mot allemand betroffenheit ne connaît pas de traduction précise, le terme renvoyant à une notion d’impact résultant d’un choc, à un profond traumatisme provoqué par une perte, ou encore à la tristesse du deuil. Le spectacle de Vancouver, à la croisée du théâtre et de la danse, est chorégraphié par Crystal Pite à partir d’un texte du comédien et danseur Jonathon Young, écrit dans la douleur de la perte réelle dans un incendie de sa fille de 14 ans, de même que d’un neveu et d’une nièce qu’il a été impuissant à sauver de la mort.

Ne se voulant cependant pas ancré dans un processus cathartique, et encore moins autobiographique, le texte de Jonathon Young s’ouvre à toutes les blessures de la vie qui demandent une longue et douloureuse guérison de l’âme. Ici, l’intelligence du mot en osmose avec le geste des six danseurs nous prend dès le départ, dans une vision cauchemardesque de ce qui du malheur est inévitable. C’est la première fois que la chorégraphe Crystal Pite travaille ainsi en relation très étroite avec le texte d’un auteur qui en plus est doué en tant que danseur participant à l’œuvre dans son entièreté.

 

« Un environnement conflictuel entre le texte et le corps des danseurs »

Betroffenheit se divise en deux parties distinctes, séparées par un entracte. Toute la première partie, avec son texte soutenu et un décor évoquant un entrepôt frigorifique ou une usine désaffectée, est nettement plus théâtrale, alors que la deuxième partie, dépourvue de tout décor sauf une colonne neutre au centre de la scène, est nettement plus dansée.

« Les danseurs effectuent des corps-à-corps parfois violents, comme une lutte pour survivre, mais qui se transforment rapidement en sauvetage. J’aime cette dualité », nous dit la chorégraphe dans le programme, confiant ensuite avoir imaginé « un environnement conflictuel entre le texte et le corps des danseurs » pour arriver à ses fins.

Crédit photo: Michael Slobodian

Cette première partie souffre pourtant d’un trop-plein de contenu. Comme quand, entre deux mouvements de danse angoissants, les portes aux vitres opaques laissent envahir toute la scène par les danseurs dans une sorte de carnaval caribéen avec froufrous, paillettes et tout. Le procédé burlesque, trop contrastant, nuit aux intentions de départ, alors que le climat en est un de panique pour le protagoniste qui reste embarré là, dans ce lieu glauque et claustrophobe où évoluent sans nécessité des êtres aux costumes excentriques.

 

Une chorégraphie précise et rigoureuse

La vraie Crystal Pite ne se déploie réellement, avec son mélange de force rassérénée et de vulnérabilité, que dans la deuxième partie. Moins torturés et tristes, comme en voie de guérison, les danseurs deviennent plus porteurs de sensualité, jusqu’à évoquer un côté animal qui sous-tend une dimension charnelle atteignant l’universel. Sa chorégraphie, précise et rigoureuse, propose un langage dansé acéré, prêt à tout pour se faire entendre.

En aucun temps, les danseurs ne paraîtront laissés à eux-mêmes, sous prétexte de liberté créatrice. Et ils sont très loin d’être seuls dans cette galère, soutenus plutôt par une équipe de concepteurs de haut niveau. À commencer par les éclairages de Tom Visser qui sont d’une extrême complexité d’exécution à la seconde près. Et toute la mise en scène regorge de petits détails d’une belle inventivité, alors même que les objets parlent entre eux et interagissent de brillante façon.

Crédit photo: Michael Slobodian

Coproduit par Kidd Pivot, la compagnie que Crystal Pite a fondée à Vancouver en 2002, et Electric Company Theatre dans laquelle évolue Jonathon Young depuis 1996, le spectacle Betroffenheit termine au FTA de Montréal une tournée de trois ans qui l’a transporté non seulement en Amérique du Nord et en Europe, mais aussi loin qu’en Australie et en Nouvelle-Zélande, adulé et congratulé partout sur son passage.

Le travail de Pite et Young, conjuguant à merveille danse, théâtre et littérature dans tout ce qu’ils ont de beauté tragique, mêlant avec finesse d’esprit le monde du concret à l’abstraction totale, se retrouvera à nouveau en tandem à Montréal en avril 2019, dans le cadre de Danse Danse, pour la performance attendue de Revisor. Il s’agira de l’adaptation d’une farce de Gogol datant de 1836 dont on dit qu’elle est une « critique jouissive de notre société et de ses travers, dans un corps à corps avec les mots ».

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