Les Fourberies de Scapin au TNM | Un savoureux duel d’acteurs à trois
Sous la gouvernance habile et inspirée du metteur en scène Carl Béchard, trois solides comédiens se disputent les faveurs du public dans la pièce Les fourberies de Scapin du vénérable Molière au Théâtre du Nouveau Monde. Ce sont André Robitaille, dans le rôle du combien fourbe serviteur du titre, Benoît Brière en Géronte et Patrice Coquereau en Argante, deux pères de bonne famille pressés de marier leurs fils respectifs, Octave et Léandre, à des jeunes filles de qualité. Mais voilà que les deux fils, à l’insu de leur père, sont déjà en amour, et que sans les entourloupettes du valet Scapin, ils auraient été contraints à un mariage arrangé, fréquent à l’époque de Molière.
Le plus célèbre des dramaturges français est pour ainsi dire un auteur maison au TNM où sa directrice, Lorraine Pintal, continue la noble tradition moliéresque en reprenant pour la quatrième fois sur cette scène la pièce irrésistible mais tellement exigeante à laquelle se sont frottés dans le passé Gabriel Gascon et Normand Chouinard dans le rôle de Scapin.
André Robitaille atteint des sommets en livrant un Scapin alerte, rusé et convaincant. Simple domestique mais habile meneur de jeu, le comédien est complètement habité par l’énergie folle que le rôle demande depuis l’époque des écus et des pistoles, quand ce n’était pas des bastonnades coutumières. Jouant sur plusieurs registres et transformant sa voix à la vitesse du caméléon, le comédien s’y prépare depuis deux ans, soucieux de rendre le ton juste et les subtilités de ce texte en apparence comique, mais qui innovait avec une audace frôlant l’effronterie lors de sa création au Théâtre du Palais-Royal à Paris en 1671.
Molière, qui jouait lui-même ce Scapin morigénant et coquin, avait 49 ans alors, et la mort du génial auteur aux 33 pièces de théâtre suivra deux ans plus tard, laissant à sa troupe serrée de comédiens devenus orphelins le soin de garantir sa pérennité jusqu’à nous.
Écrite en prose, rompant avec l’idée reçue que les mariages arrangés étaient le lot des jeunes filles soumises de force aux volontés du père, l’auteur avait transposé cet état de fait à deux jeunes hommes. Et qui plus est, Molière avait confié le rôle-titre à un serviteur se jouant de son maître, plutôt que le contraire, ce qui ne s’était jamais fait. En y ajoutant une peinture des moeurs restrictives de la société du 17e siècle, la pièce ne connaîtra le succès qu’après sa mort, pour devenir aujourd’hui sa comédie-farce la plus jouée dans le monde.
Carl Béchard connaît parfaitement bien l’univers à multiples facettes de Molière, et ça paraît avantageusement dans sa mise en scène éclairée. Il a joué du Molière, tant pour Denise Filiatrault que Françoise Faucher et Denis Marleau, et c’est lui qui a signé la mise en scène du Malade imaginaire au TNM en 2006. Un seul regret le concerne, celui de ne pas le voir lui-même sur les planches cette fois-ci et de nous régaler de ses mimiques et de sa démarche hiératique, avec son sens aigu du rythme et des mécanismes de la commedia dell’arte aux lazzis finement moqueurs.
Benoît Brière, lui aussi, est un comique né. Le rôle de Géronte, extrêmement exigeant, avec ses nombreuses prouesses physiques et verbales, lui va à merveille, et il le rend avec une facilité toute trompeuse. Quant à Patrice Coquereau en second père dupé, il sait se montrer attachant dès qu’il apparaît sur scène, demandant avec une délicieuse tournure langagière : « Que me viens-tu conter? » En un doux vent de folie contagieuse, la langue de Molière se répandra aussi bien avec des répliques senties comme « Ne me mêlez plus du monde », ou « Vous vous moquez! », « Ne vous mettez pas en peine », « être bien aise », « Cela se peut faire », « Je vous irai bientôt rejoindre », « Plaît-il? » ou encore le fameux « Que diable allait-il faire dans cette galère? ».
Les rôles des deux fils à marier, incarnés par Simon Beaulé-Bulman et Sébastien René, paraissent toutefois manquer de tonus, de fermeté, pour ne pas dire de virilité, dans cette imposante distribution de 12 comédiens d’ethnies diverses. Alors que Catherine Sénart en Zerbinette, la promise à Léandre, se démarque du lot avec son affriolante fraîcheur de jeune fille ayant grandi parmi les Gitans.
Le décor, essentiellement de hautes voilures blanches déployées au port de Naples, a été conçu avec talent par Geneviève Lizotte, et se prête bien à toutes les situations se déroulant sous les éclairages très réussis aussi d’Erwann Bernard. Les maquillages de Jacques-Lee Pelletier, qui a souvent travaillé avec Lorraine Pintal et la scénographe Danièle Lévesque, sont impeccables comme toujours. Alors que les flamboyants costumes de Marc Senécal marient les styles d’époque avec des tissus en jeans, et les espadrilles aux couleurs et motifs psychédéliques de Scapin.
Autres éléments remarqués dans cette gigantesque production, et non les moindres, sont la musique originale de Carol Bergeron livrée en direct d’une fosse d’orchestre réduite devant la scène, et les chorégraphies de Bernard Bourgault, dont celle fastueuse du numéro d’ouverture fort bellement dansé.
Par bonheur, Les fourberies de Scapin qui fait un bon deux heures incluant l’entracte, se voit déjà ajoutée cinq supplémentaires en février au TNM, avant de partir en tournée au Québec pendant tout le printemps. Comme quoi le théâtre de Molière ne prend pas une ride quand il est livré avec autant d’ardeur et d’un raffinement artistique irrésistible.
- Artiste(s)
- Les Fourberies de Scapin
- Ville(s)
- Montréal
- Salle(s)
- Théâtre du Nouveau-Monde
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