DJ Set de Björk à Reykjavík (ou le spectacle Cornucopia qui n’a pas eu lieu)
En entrevue, Björk dit de son spectacle Cornucopia: « Je préparerai mon concert scénique le plus élaboré à ce jour, où l’acoustique et le numérique se serreront la main ». Les critiques sont dithyrambiques. Les photos qui circulent sur la toile font rêver. Car il s’agit bien de cela, un rêve. Celui de voir passer à Montréal le dixième spectacle de Björk, mis en scène par la cinéaste argentine Lucrecia Martel.
Après une résidence à New York, une autre à Mexico, et plusieurs représentations en Europe, aucun signe que Cornucopia fera l’honneur d’une visite à Montréal, ou même Toronto. Puis, cette publication de Björk un soir sombre de février: « I am so thrilled to be finally bringing Cornucopia to Iceland in June ». Il ne fallut pas plus d’une demi-seconde pour me dire que si Cornucopia ne venait pas à moi, j’irais vers Cornucopia. C’était l’occasion du même coup de réaliser un rêve vieux de 25 ans, soit celui de voir Björk Guðmundsdóttir offrir une performance chez elle, à Reykjavik.
Hæ Geneviève Gauthier, Björk Cornucopia – Aflýst
Telle est la première phrase du courriel, en islandais, que la billetterie m’adresse cinq semaines avant le spectacle.
Je parcours des yeux ces mots aux racines germaniques et je me plais à imaginer qu’ils me décrivent l’expérience palpitante que je m’apprête à vivre. Après quelques minutes à rêvasser, je sollicite un traducteur en ligne pour décoder cette phrase: « Okkur þykir leitt að þurfa að tilkynna að vegna óviðráðanlegra aðstæðna höfum við tekið þá erfiðu ákvörðun að aflýsa Cornucopia tónleikum Bjarkar í Reykjavík í júní. »
Choc et déception. En gros, Aflýst se traduit par « annulé » et le texte dit « pour des circonstances hors de notre contrôle » . Mon séjour est non remboursable. Je sors l’album Système D des Rita Mitsouko et j’écoute Au fond du couloir pour faire passer la pilule. Inspirée de la résilience légendaire du peuple islandais, je décide de faire confiance à la vie et d’attendre pour voir ce qu’elle m’offrira. Le tourisme événementiel comporte certainement sa part de risque.
Deux semaines plus tard, on est plusieurs à recevoir ce message de bjorkicelandicgig, une adresse courriel créée pour l’occasion. Il annonce que Björk tiendra quelques soirées intimes, sur invitation, où elle sera aux platines pour le plaisir exclusif des admirateurs internationaux n’ayant pu annuler leur voyage. On ne verra pas Cornucopia, mais on verra Björk chez elle.
Un bunker de la Deuxième Guerre mondiale devenu centre d’art
C’est donc au centre d’art Höfuðstöðin que cela se passera.
Abri aérien reconverti pendant des années en entrepôts à patates, ce centre d’art héberge en permanence l’installation de Hrafnhildur Arnardóttir, Chromo Sapiens, la contribution de l’Islande à la Biennale de Venise en 2019. Hrafnhildur est une collaboratrice occasionnelle de Björk. La soirée a donc lieu dans un endroit ancré dans l’histoire islandaise, mais aussi imprégné de l’univers visuel de celle qui fera, métaphoriquement, tourner les platines.
C’est à la mezzanine que se présente, à 21h tapant, celle qui nous offre gratuitement cette soirée en guise de consolation. Elle apparaît derrière son ordinateur sans dire un mot. Elle débute la soirée avec un extrait du London Symphony Orchestra et la terminera avec Rosalía, une artiste catalane de reggaeton. Il n’y a que Björk pour oser en 120 minutes une épopée musicale si variée. Au cours de sa carrière qui se compte maintenant en décennies, elle aura accompagné ses admirateurs à travers le punk, la pop, l’électro et la musique expérimentale. Cette soirée est à l’image de sa carrière: une véritable aventure sonore à travers l’espace-temps.
Les premières trente minutes furent très sobres, on se demande même si elle ne s’était pas pointée par devoir et culpabilité. Dans ce segment, on a entre autres pu entendre Steve Reich (compositeur américain d’avant-garde), Else Torp (chanteuse baroque danoise) et Dmitri Pokrovsky (un musicien russe folklorique). L’atmosphère était calme et attentive, mais chaque coup de percussion ou crescendo était un prétexte pour des petits cris d’encouragement. On peut penser qu’il n’y a que ses admirateurs pour applaudir et s’exciter (probablement par anticipation) à l’écoute d’une séquence de Mother Goose de Ravel. Annonciateur d’une prochaine demi-heure incitant davantage au dandinement et hochement de tête, ses applaudissements nous ont doucement fait dériver dans un univers plus festif.
On a donc pu entendre dans la deuxième demi-heure Nahawa Doumbia (chanteuse populaire malienne des années 80), Merope (musique folklorique lituanienne), et Cosha (artiste irlandaise de hip-hop). Sirotant périodiquement sa boisson à l’aide d’une très longue paille, on voyait tranquillement la capitaine de la soirée se décoincer et même y aller de petits mouvements de têtes et d’épaules.
Björk, fan de hip-hop et de reggaeton
C’est dans le dernier segment de 60 minutes que la soirée a vraiment levé et qu’enfin on a pu voir Björk y prendre plaisir et même sourire à plusieurs reprises. Les personnes réunies sur cette petite île au milieu de l’Atlantique lui montrèrent tout leur amour par des applaudissements, des pas de danse de moins en moins discrets (ou carrément extravagants) et des cris d’admiration. Björk a enfin osé s’éloigner de ses machines lors de quelques séquences pour y aller de ses mouvements de corps enfantins qui la caractérisent : déhanchements maladroits et petits bras en l’air. Elle nous aura fait découvrir dans cette dernière heure des morceaux plus récent: Tic (succès populaire de la martiniquaise Maureen), Dismantled Into Juice (du producteur post-dubstep anglais Blawan) et Set the Roof (du DJ écossais de Hudson Mohawke),
C’est sur les séquences de R&B et de hip-hop qu’elle s’éclatait le plus, si on en juge par la rapidité et la hauteur de ses mouvements de bras. Elle était particulièrement enflammée lors de X de Tinashe (artiste américaine de R&B), Count It de Rochelle Jordan (artiste torontoise de R&B), Pull Up de Koffee (une rappeuse américaine), et Moviemento da Sanfoninha de Anitta (artiste brésilienne de reggaeton).
La soirée s’est terminée sur Bizcochito de Rosalía, dans un délire qui aurait pu continuer quelques heures: il est 23h et le soleil n’est toujours pas couché à Reykjavik. Mais la perfectionniste qu’est Björk a terminé la soirée à la seconde près de ce qui était prévu, en osant enfin nous adresser la parole : « Thank you for coming to Iceland ».
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